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University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lesblanquistesOOcost
HISTOIRE DES PARTIS SOCIALISTES EN FRANCE
publiée sous la direction de A. ZÉVAÈS
VI
Les Blanquistes
PAR
Charles DA COSTA
PARIS
LIBRAIRIE DES SCIENCES POLITIQUES ET SOCIALES
Marcel RIVIÈRE et C^
31, Rue Jacob, 31
1912
■Mx
TABLE DES MATIÈRES
Les Blanquistes contre l'Empire 3
Les Blanquistes au 4 Septembre et sous_la Commune .... 32
Les Blanquistes à Londres 40
Le Comité Révolutionnaire central 55
LES BLANQUISTES
Les Blanquistes contre l'Empire
Les premières années du règne de Napoléon III lui avaient
été favorables.
La campagne de Russie, finalement victorieuse, en 1855; le
succès de l'Exposition Universelle, tenue au Palais de l'In-
dustrie des Champs-Elysées (aujourd'hui disparu) ; la nais-
sance en 1856 d'un prince héritier; l'attentat manqué d'Or-
sini en 1858; la rapide campagne d'Italie, tôt terminée par les
batailles de Magenta et de Solférino, suivies du traité de paix
de Villafranca : tout tendait à faire supposer la seconde mo-
narchie napoléonienne établie au coup d'Etat de Décem-
bre 185 1, assez solidement assise pour que le gouvernement
d'alors se décidât à se montrer magnanime en proclamant,
le 15 août 1859, jour de la « Fête de l'Empereur », une am-
nistie qui rouvrait les portes de France aux déportés et aux
proscrits du Coup d'Etat.
C'est à la suite de cette amnistie qu'un homme à qui l'on
ne pensait plus guère, Auguste Blanqui, le vieux révolution-
naire, le vieux conspirateur du règne de Louis-Philippe et de
la seconde République, qui était retenu prisonnier depuis dix
années, fut encore une fois rendu provisoirement à la li-
berté.
LES BLANQUISTES
Blanqui était resté jeune, malgré son âge et ses années de
prison. Ayant passé la plus grande partie de sa vie dans les
geôles et dans les cachettes, il était resté le conspirateur
de 1830, sans avoir subi l'influence des événements écono-
miques et sociaux qui avaient démodé ce genre de combat.
Aussi son premier soin en rentrant à Paris va-t-il être d'y
retrouver ses anciens compagnons des luttes ardentes de ja-
dis, des anciens affiliés à la société secrète des Saisons, des
fidèles de son club de 1848, La Société Républicaine centrale.
Malheureusement, c'est à peine s'il en retrouvera quelques-
uns, et encore la plupart d'entre eux seront-ils déjà fatigués
et vieillis. Ils lui suffiront néanmoins à former un noyau pour
rallier tous les républicains de tempérament combatif, ac-
tuellement presque résignés ou découragés, ou silencieux, ou
devenus timides, ou enfin irrités isolément.
Il faut avoir vécu à cette époque de dépression sociale,
d'administration fantasque et d'arbitraire policier pour se
faire une idée exacte de l'état d'esprit politique du Paris
d'alors. On subissait encore la crainte endémique qui depuis
le 2 Décembre verrouillait les portes, étriquait les gestes,
obliquait les regards, bâillonnait les bouches. Si dans une
assemblée quelqu'un osait émettre une opinion ou parler un
peu haut, on s'écartait de lui comme d'un fou compromettant;
on le soupçonnait d'être un agent provocateur. La méfiance
était prudence nécessaire au spectacle, au restaurant, au café,
au cabaret, à l'atelier ; elle enveloppait toutes les classes de
la société d'une atmosphère malsaine et froide; elle s'infiltrait
jusque dans les familles.
Blanqui, persévérant et patient, réconforte les défaillants,
réveille les assoupis, suscite des énergies nouvelles. L'intré-
pide combattant des régimes précédents, Tardent et clair-
voyant révolutionnaire de 1848 revoit son pays pressuré et
opprimé comme avant 1830, comme avant 1848. La Révolution
de Février 48 a été escamotée au profit de la bande Louis-
Napoléonienne, comme l'avait été celle de Juillet 1830 au
LES BLANQUISTES CONTRE L EMPIRE 5
profit de la famille d'Orléans. Les ouvriers sont désillusionnés,
presque découragés; les jeunes gens de la bourgeoisie, à la
sortie du collège, ne voient à leurs générosités libertaires de
la vingtième année aucun horizon et prennent l'esprit bouti-
quier ou se laissent aller à la noce stupide qui fait les coeurs
flétris et les cerveaux éteints.
Il faut donc reprendre la propagande souterraine, recher-
cher pour les rapprocher les hommes de toutes conditions et
de tout âge que n'ont pas avilis les incessantes tracasseries
du despotisme. Encore une fois saper le trône d'un tyran, li-
bérer les cerveaux de l'influence abrutissante du cléricalisme,
arracher au capitalisme son masque de philanthropie, voilà
l'œuvre à recommencer et c'est ce que va faire le vieux ré-
volutionnaire, en employant quelques-uns des procédés du
conspirateur d'autrefois.
Athéisme, Communisme, Révolution, forment la trilogie ré-
sumant l'œuvre à laquelle il va de nouveau se consacrer avec
son intelligence et son dévouement habituels. Donc, « l'ins-
truction au pas de charge » contre l'obscurantisme du cléri-
calisme, de la religion, du spiritualisme, contre ^'oppression
de l'impérialisme, contre toute réaction et conséquemment
contre le capitalisme. Il considérait justement toute réduction
de misère comme une force nouvelle; mais avant tout il
fallait ôter à l'humanité le bandeau qui l'aveuglait, qui l'em-
pêchait de voir le but de toute libération individuelle et so-
ciale, d'association universelle, de communisme.
C'était aux révolutionnaires qu'il appartenait de guider le
peuple dans la voie du progrès nécessaire, d'accélérer sa
marche par une action qui était directrice et révolutionnaire.
Les révolutions étaient les moments critiques de l'évolution
cherchée ; elles la poussaient en avant. « Certes, disait Blanqui,
au lendemain d'une révolution, il n'y a pas de transformation
subite. Hommes et choses sont les mêmes que la veille. Mais
l'espoir et la crainte ont changé de camp, les chaînes sont
tombées, l'horizon s'ouvre... »
LES BLANQUISTES
L'œuvre de cette révolution qu'il rêvait, c'était la destruc-
tion des obstacles obstruant la voie ; son premier devoir était :
(( de désarmer la bourgeoisie, d'armer le prolétariat » de tou-
tes les forces du pouvoir politique conquis, enlevé à l'ennemi.
A cet effet, les révolutionnaires devaient aller à l'assaut du
pouvoir, y marcher par toutes ses avenues : agitation, action,
parlement, etc. Et le jour de la victoire, ils savaient les résis-
tances, les obstacles à briser et les réalisations possibles.
Aussi, pour lui, « les vrais socialistes sont les révolution-
naires ».
Ils ne s'enferment pas dans la « prison modèle » d'un dog-
matisme quelconque. Ils ne sont entravés par aucun préjugé.
Ils ne s'embarrassent ni de formules ni de formulaires. Ils
agissent en toute liberté, en rapport avec les circonstances et
pour en tirer parti; ils ont conscience «qu'en faisant la be-
sogne d'aujourd'hui ils préparent celle de demain et lui four-
niront ses matériaux ».
Voilà ce qu'il faut bien faire comprendre à tous les gens
de bonne volonté, en commençant avec la modeste élite qu'il
a sous la main. Chacun se chargera par sa propagande de
faire des prosélytes, et, lorsque leur nombre sera devenu suffi-
sant pour la rendre nécessaire, Blanqui s'occupera de l'organi-
sation.
En attendant, il faut ouvrir les rangs à toutes les bonnes
volontés sincères, en se gardant d'éveiller les dissidences.
Toute formule doctrinale est mauvaise qui spécialise et met
en rivalité les propagandistes. Il ne faut pas perdre son temps
et ses forces à se chamailler au sujet de l'organisation sociale
d'après-demain.
Ces idées simplistes, les adeptes de Blanqui vont si bien les
propager pendant les dix dernières années de l'Empire, qu'ils
ne tarderont pas à faire de leurs prosélytes, dont le nombre
ira chaque jour en augmentant, un véritable parti auquel les
principaux lieutenants, sous l'inspiration de leur chef, qu'ils
appellent respectueusement « le Vieux » finiront par donner
LES BLANQUISTES CONTRE L EMPIRE
une force de cohésion et un esprit de discipline qui, durant
trente ans, les placeront à l'avant-garde combattante des ma-
nifestations populaires.
Dès sa rentrée en France, Blanqui devait naturellement
être l'objet d'une surveillance toute spéciale de la police impé-
riale. Ses allées et venues, ses fréquentations de gens consi-
dérés comme mal pensants constituaient un délit à cette épo-
que, et deux ans environ après son retour à Paris, il était de
nouveau arrêté et poursuivi pour organisation de société se-
crète. Sous l'Empire, être inculpé d'un délit politique quel-
conque équivalait à être condamné. Les juges complaisants
qui instruisaient l'affaire et ceux qui siégeaient au tribunal
correctionnel avaient bientôt fait d'établir une soi-disant so-
ciété secrète et cela leur était d'autant plus aisé qu'il s'agissait
de Blanqui, généralement considéré comme un « cheval de re-
tour de la politique ». Il fut donc, après avoir été jugé pour la
forme, condamné par le tribunal correctionnel à quatre ans
de prison, avec Senique, sculpteur, Caumette, compositeur
d'imprimerie, Vosgien, cordonnier, Frémeaux, lithographe, et
Mme Frémeaux.
C'est à la prison de Sainte-Pélagie, située rue de la Clef,
près de la Pitié, que Blanqui et ses co-inculpés vont être in-
ternés pour y subir leur peine. A cette époque, les condamnés
politiques enfermés à Sainte-Pélagie jouissaient dans l'inté-
rieur de la prison d'une liberté relative. Ils allaient librement
d'une chambre à l'autre, avaient une cour réservée à leur usage
et recevaient des visites de l'extérieur.
La même année il est rejoint par Emile Villeneuve, son
ami, condamné pour outrage au clergé, par Vacherot, auteur
de la Démocratie, par Catulle Mendès, condamné pour ou-
trage littéraire à la morale publique. En 1862 arrivent Jules
Miot, ancien représentant du Peuple, et toute une fournée
d'ouvriers, forgerons, cordonniers, corroyeurs, etc., également
condamnés pour participation à une société secrète. La même
année arrivent Tridon, Taule, Germain Casse, condamnés
LES BLANQUISTES
pour outrages à la morale publique et religieuse dans le jour-
nal le Travail, Scheurer-Kestner, pour manœuvres et intelli-
gences à rintérieur, Alfred Sirven, pour outrages à un culte
reconnu, Sherer, du Temps, Vermorel, de la Jeune France,
Eugène Pelletan, du Courrier du Dimanche, Laurent Pichat,
du Phare de la Loire, pour excitation à la haine des citoyens
les uns contre les autres. Un peu plus tard, en 1863 et 1864,
arrivent Charles Longuet, poursuivi pour les Ecoles de
France, puis Clemenceau, condamné pour « attroupement ».
On comprendra facilement que, parmi tous ces compagnons
de prison, les plus jeunes se sentissent attirés vers Blanqui,
le vieux républicain qu'ils considéraient avec son auréole de
martyr, et c'était avec un véritable recueillement qu'ils l'écou-
taient dans leurs fréquentes causeries sur la Révolution.
Parmi les plus enthousiastes était Gustave Tridon, qui ve-
nait de terminer ses études de droit et qui, à la suite de ses
entretiens sympathiques avec Blanqui, va devenir son plus
fervent disciple et son lieutenant.
Tous ces nouveaux venus recevaient régulièrement la vi-
site d'amis, la plupart encore étudiants ou bien avocats sta-
giaires ou jeunes docteurs, auxquels les prisonniers communi-
quaient leurs impressions et dont ils faisaient le plus souvent
des prosélytes.
En mars 1864, Blanqui tombe malade et est transporté à
Necker, installé dans une chambre spéciale et gardé à vue par
un agent de la sûreté. Ses jeunes amis ne l'oublient pas et il
va reconnaître, parmi les carabins qui accompagnent aux vi-
sites journahères le docteur, les figures sympathiques de
jeunes gens qu'il a vus à Sainte-Pélagie comme visiteurs de
ses compagnons. Le jeudi et le dimanche, il reçoit les visites
d'amis sûrs qui lui indiquent ceux des étudiants, internes ou
externes, qu'il peut considérer comme des amis, à savoir
Paul Dubois, Lamblin, Léonce Levraud et quelques autres.
Son temps d'emprisonnement était sur le point de finir, mais
il était à craindre que le gouvernement impérial, à l'expira-
LES BLANQUISTES CONTRE l'eMPIRE
tion de sa peine, au lieu de le mettre en liberté, ne décide de
l'interner ou de le déporter, simplement en s'appuyant sur la
loi de sûreté générale. Ses amis n'eurent donc pas grand mal
à lui persuader qu'étant donné toutes les intelligences qu'on
avait dans la place, une évasion bien combinée avait toutes
chances de réussite. Un plan fut donc élaboré et l'évasion
définitivement décidée et fixée au dimanche 27 aoiàt.
On s'arrêta de préférence au dimanche, l'affluence des visi-
teurs étant ce jour-là, plus considérable et rendant sa sortie
plus facile au milieu de la foule. Il fallait- pourtant changer sa
physionomie. Léonce Levraud, qui avait ses entrées dans sa
chambre en sa qualité d'étudiant en médecine, lui coupa la
barbe et les cheveux, puis le rasa. On le coiffa ensuite d'une
perruque blonde, si bien qu'il était méconnaissable et que ce
fut sans aucune difficulté qu'il passa d'abord devant la cham-
bre de l'agent préposé à sa garde, puis devant la loge du
concierge, perdu grâce à sa petite taille au milieu de Ville-
neuve, Casavan, Protot, Lamblin, les frères Levraud et quel-
ques autres amis.
Pourtant, il était de toute importance que son absence ne
iût constatée que le plus tard possible, sans quoi la préfecture
de police, avertie aussitôt, eût mis tout en œuvre pour le re-
prendre et surveiller les départs des trains à toutes les gares,
afin de l'empêcher de gagner la frontière. On avait donc pris
toutes les précautions à cet égard. Blanqui avait adopté l'ha-
bitude de se trouver généralement absent au moment où la
Sœur lui apportait son repas du soir, se promenant dans le
couloir ou allant faire un tour de promenade au jardin. Les
premières fois qu'on ne le trouva pas dans sa chambre on
s'inquiéta de cette disparition, mais comme on le retrouva
sans peine en train de se promener bien tranquillement, on
finit bientôt par n'y plus prêter aucune attention, et ce ne fut
que le lendemain que l'on constata son absence, c'est-à-dire
lorsqu'il était déjà en sécurité à Bruxelles.
En effet, de Necker il s'en était allé attendre l'heure du
10 LES BLANQUISTES
train de Bruxelles. Après une promenade, en flânant sur le
boulevard de Strasbourg, en compag-nie de Jaclard et de
Levraud, il arriva à la gare du Nord juste quelques minutes
avant le départ du train, reçut le billet, précédemment pris par
un ami, dans une poignée de main, traversa la salle d'attente
et monta dans le wagon qu'il ne quitta qu'une fois arrivé à
destination.
Les visites des jeunes étudiants enthousiastes à Blanqui, tant
à Sainte-Pélagie qu'à Necker, avait porté leurs fruits en pro-
voquant ce qu'on a appelé à cette époque « le réveil de la jeu-
nesse des Ecoles », et à la tête de toutes les manifestations
auxquelles les différents événements du moment donnaient
lieu, on retrouvait tous ces jeunes hommes dans la première
fièvre de l'idée républicaine, sincèrement passionnés pour une
juste rénovation sociale.
Ils saisissaient d'ailleurs toutes les occasions de ma-
nifester leur antipathie contre l'Empire et leurs sentiments
républicains. Ils se trouvaient ainsi rassemblés presque chaque
jour en face des forces de police chargées de les disperser.
Un jour, ce sera l'ouverture du cours d'Ernest Renan au col-
lège de France; une autre fois, le tapage fait au théâtre de
l'Odéon à la représentation d'une pièce d'Edmond About,
Gactana, que les étudiants vont faire tomber sous les sifflets
parce que l'auteur est un des familiers de la princesse Ma-
thilde, cousine de l'empereur.
Il n'existait encore aucun lien régulier entre eux; mais, le
soir, après la fermeture des cours et le travail de préparation
des examens, on se retrouvait au café et on arrivait à se con-
naître dans les conversations. Les sympathies naissaient de
la similitude dans la manière de voir et, en somme, on finis-
sait par se grouper sans avoir encore aucune organisation
régulière.
De plus, le Quartier Latin avait, de temps à autre, ses
journaux. Charles Longuet, que nous avons vu à Sainte-
Pélagie, condamné pour les Ecoles de France {on avaient été
LES BLANQUISTES CONTRÉ l'eMPIRE II
publiés les fameux Propos de Lahienus de Rogeard), avait
fondé un nouveau journal, la Rive Gauche, qui ne tarda pas à
être supprimé, comme l'avaient été les Ecoles de France.
Les étudiants, disciples de Blanqui, devaient aussi avoir
leur organe, inspiré et surveillé par le Maître. En mai 1865
parut donc le Candide, journal consacré à la critique reli-
gieuse et à l'exposé scientifique et philosophique. Le rédacteur
en chef effectif était Gustave Tridon, ayant pour collabora-
teurs : P. Vaissier, E. Villeneuve, Baron de Ponnat, Louis
Watteau, Losson, Viette, Sumino (D"" Onimus), et enfin Suza-
mel, pseudonyme sous lequel écrivait Blanqui. Le Candide,
quoique très soigneusement écrit et fort intéressant, ne devait
pas durer plus longtemps que ses prédécesseurs; il fut sup-
primé après son huitième numéro, avec distribution de mois de
prison et d'amendes, pour avoir traité de matières d'économie
sociale sans cautionnement, comme l'exigeait alors la loi sur
la presse, et pour délit d'outrages à un culte reconnu par
l'Etat.
Ces journaux n'étaient répandus que dans un milieu spécial
et restreint, mais il produisaient une impression profonde
sur l'esprit de leurs jeunes lecteurs. Le soir, les articles
étaient commentés, discutés et insensiblement, après ces dis-
cussions, ceux qui approuvaient les articles philosophiques de
Suzamel — c'est-à-dire l'athéisme — et les études de Tridon
sur certains personnages de la Révolution, finissaient par se
connaître d'abord et cherchaient ensuite à connaître ceux qu'ils
admiraient pour leur courage à affirmer publiquement de
pareilles idées.
C'est ainsi que les premiers blanquistes à la tête desquels
est Tridon verront venir à eux de jeunes recrues enthou-
siastes des doctrines qu'ils ont développées.
En octobre 1865 s'organise à Liège un Congrès internatio-
nal d'étudiants, auquel prennent part plusieurs des jeunes
gens précédemment mentionnés, qui s'y rendent accompagnés
par d'autres dont plusieurs ne tarderont pas à se joindre aux
12 LES BLANQUISTES
disciples que Blanqiti avait déjà su se faire à Sainte-Pélagie
et à Necker.
Le Congrès de Liège se tint les 29, 30, 31 octobre et
i" novembre. La commission d'organisation avait adressé
des lettres d'invitation à quelques sommités des différents
partis, Duruy, Guizot, Thiers, Dupanloup, Jules Simon, Vic-
tor Hugo, Littré, etc. Victor Hugo, Littré, Guizot et Jules
Simon écrivirent pour s'excuser de ne pouvoir y prendre part,
si bien que la réunion resta un Congrès exclusif d'étudiants
parmi lesquels les délégués français devaient dès le début se
faire particulièrement remarquer. Le jour de l'inauguration,
on remarqua, en effet, que, dans le défilé des étudiants, mar-
chant derrière leurs drapeaux nationaux, les délégués fran-
çais avaient substitué un grand crêpe noir au drapeau trico-
lore. Aristide Rey, étudiant en médecine, qui le portait, le
présenta à l'assemblée en disant que « venu de ce pays de
France qui avait perdu sa liberté, il n'avait pas voulu em-
porter en Belgique son drapeau national ». Albert Regnard,
également étudiant en médecine, parla dans le même sens,
en félicitant les Belges de leurs libertés et en en déplorant
l'absence en France.
Aux séances du Congrès, certains délégués français se
firent encore remarquer par la netteté de leurs déclarations
franchement athéistes ou matérialistes et leurs professions de
foi républicaines et sociales, notamment Aristide Rey, Albert
Regnard, Lafargue, Bigourdan, Jaclard, étudiants en méde-
cine, et Germain Casse et Losson, étudiants en droit.
Naturellement, les journaux de l'époque avaient relevé et
commenté de diverses façons et l'incident du drapeau de la
première journée et la teneur des discours prononcés aux
séances du Congrès ; nous verrons bientôt les conséquences
que cela devait avoir.
Nous devons auparavant faire observer qu'au retour, ceux
des étudiants qui avaient déjà eu l'occasion de voir Blanqui
à Paris, ne manquèrent pas à leur passage à Bruxelles d'aller
LES BLANQUISTES CONTRE l'eMPIRE I3
faire leur respectueuse visite au « vieux », et d'autre part,
Tridon, qui était venu à Liège, profita de l'occasion pour lui
présenter ceux de ses amis qui ne le connaissaient pas en-
core, entre autres Regnard et Lafargue.
A la rentrée des Chambres, Dupanloup, évêque d'Orléans
et sénateur, qui faisait partie du Conseil académique, crut
devoir dénoncer devant le Sénat les doctrines matérialistes et
les théories révolutionnaires professées par des étudiants
français au Congrès de Liège et sommer Duruy, alors ministre
de l'Instruction Publique, de prendre des mesures discipli-
naires contre ceux qui avaient osé émettre de pareilles opi-
nions.
Le Conseil académique fut convoqué et prononça l'exclusion
temporaire de l'Université de France des principaux coupa-
bles, à savoir : Aristide Rey, Albert Regnard, Lafargue, Bi-
gourdan, Jaclard, étudiants en médecine, et Germain Casse
et Losson, étudiants en droit.
Une pareille décision devait naturellement provoquer une
profonde émotion dans le monde des écoles, et pendant plu-
sieurs semaines tout le quartier latin fut en pleine efferves-
cence. Matin et soir, des réunions étaient improvisées dans
la cour et les amphithéâtres des écoles, ainsi que dans les
cafés d'étudiants. Des listes de protestation étaient mises en
circulation dans tout le quartier et se couvraient de signa-
tures. Il fut en outre décidé que les étudiants ne laisseraient
se faire aucun cours tant que les mesures prises contre leurs
camarades n'auraient pas été rapportées. A chaque cours,
aussi bien à l'Ecole de Droit qu'à l'Ecole de Médecine, lors-
que le professeur se présentait pour faire sa leçon, on com-
mençait par l'accueillir avec des applaudissements, puis un
étudiant lui déclarait que la manifestation n'avait absolument
rien de personnel contre lui, qu'elle était uniquement à
l'adresse du Conseil académique, mais que les élèves étaient
décidés à n'accepter aucun cours tant que leurs camarades
14 LES BLANQUISTES
frappés disciplinairement n'auraient pas obtenu leur réinté-
gration dans l'Université.
Cette agitation dura plusieurs semaines, puis finit par
s'apaiser comme toutes les manifestations du Quartier Latin.
Elle eut pourtant pour conséquence, principalement pour les
jeunes étudiants tout récemment sortis du lycée, de faire re-
mettre à l'ordre du jour les théories athéistes et révolution-
naires du Congrès de Liège, de sorte qu'en somme le Congrès
se continua pendant assez longtemps le soir dans les cafés.
Les anciens se chargeaient de styler les plus jeunes, amenant
à eux les plus sympathiques et ne tardaient pas à faire ainsi
un assez grand nombre de nouveaux adeptes, si bien qu'à cette
époque on pouvait compter, rien que dans la jeunesse des
écoles, sur un assez bon nombre de jeunes gens convaincus
tout prêts à marcher au premier signal.
D'autre part, Blanqui et ses premiers disciples avaient en-
trepris avec succès un travail de propagande analogue « dans
le faubourg », c'est-à-dire dans la classe ouvrière. Les quel-
ques vieux ouvriers de 48, restés fidèles, avaient de leur côté
fait des prosélytes, et dans ce monde de prolétaires ils
avaient également réussi à former un groupement, restreint
peut-être, mais sur lequel on pouvait également compter.
Concurremment au mouvement politique s'effectuait un
mouvement en faveur de la libre-pensée, principalement mené
par Regnard et Eudes, un nouveau venu. Plusieurs sociétés
s'étaient formées pour l'organisation des enterrements civils
et comme, à chaque décès d'un membre adhérent, la société
ne manquait pas de prévenir tous ceux que Ton supposait être
anticléricaux, aussi bien dans le monde des étudiants que
dans le monde des ouvriers, les enterrements civils devinrent
bien vite des occasions de rendez-vous, auxquels étudiants
et ouvriers se rencontraient et commençaient à se connaître.
Après les discours, on se réunissait, suivant la coutume
d'alors, dans un établissement voisin du cimetière, et à la col-
lation d'usage on fraternisait, on échangeait les adresses et
LES BLANQUISTES CONTRE L EMPIRE I5
l'on s'invitait mutuellement. Du reste, les lieutenants de
Blanqui, qui connaissaient déjà des ouvriers, leur présen-
taient les nouveaux venus et finalement on se quittait tous
comme de bons camarades en se promettant de se revoir
bientôt. Ainsi s'effectua cette franche union des ouvriers et
des étudiants que Blanqui désirait tant et qui produisit les
meilleurs résultats, grâce à l'entière sincérité avec laquelle elle
était acceptée de part et d'autre.
Certains jours de la semaine, principalement les samedis
ou les lundis, les ouvriers venaient au « Quartier » voir leurs
amis à la « Serpente », brasserie située au coin de la rue
Hautefeuille et de la rue Serpente, et à leur tour les étudiants
se rendaient au « faubourg » pour y voir les copains. Dans ces
amicales rencontres, tout le monde se sentait à l'aise et l'éga-
lité s'y était installée tout naturellement, sans demander au-
cune espèce d'effort à personne. La déprimante envie du
mal vêtu vis-à-vis du jeune « monsieur », le dédain du bache-
lier à l'égard du travailleur demeuré rustre étaient des senti-
ments inconnus chez les blanquistes. Le tutoiement affectueux
s'était établi entre eux, sans pose, de la façon la plus naturelle,
comme il s'établit au collège et au régiment. L'idéal commu-
niste égalitaire qui dominait chez eux, les risques courus en-
semble, coude à coude, façonnaient les uns et les autres à la
camaraderie sim.ple, sans pose intellectuelle ni populaire.
Certaines de ces franches camaraderies se sont mêmiC déve-
loppées en amitiés profondes dont quelques-unes subsistent
encore parmi les rares survivants de cette époque déjà loin-
taine. Dans ces groupements, l'idée de la différence des
classes ne venait à personne, et à ce point de vue, on ne fai-
sait pas plus de différence entre un étudiant et un corroyeur
qu'on en aurait pu faire entre un ébéniste et un menuisier.
Ce n'est que plus tard que l'on songera à contester la sincé-
rité des convictions de ceux à qui l'on pourra faire le grand
reproche de n'avoir pas les mains calleuses.
En janvier 1865, quelques étudiants accompagnés d'amis
LES BLANQUISTES
ouvriers voulurent tenter un mouvement dans lequel ils es-
péraient entraîner une partie de la population ouvrière, en
allant dans la soirée du 21 janvier chanter la Marseillaise
dans la rue des Amandiers. C'était encore trop tôt et la ten-
tative échoua complètement. Elle eut cependant, d'une façon
bien indirecte, des conséquences que certainement leurs au-
teurs n'avaient pas prévues. Voici comment: Oranger et Bri-
deau, tous deux étudiants en droit, déjà en relations avec
Tridon et d'autres blanquistes, qui avaient suivi et approuvé
les manifestants du Congrès de Liège, mais qui n'avaient pas
encouru les rigueurs du Conseil académique, parce qu'ils ne
s'y étaient pas particulièrement signalés, furent condamnés à
six mois de prison à la suite de cette échauffourée. Ils subis-
saient leur peine à Sainte-Pélagie, quand, un beau jour, ils
furent surpris de recevoir la visite d'un jeune potache, qu'au
premier abord ils ne reconnurent pas. C'était Raoul Rigault,
le futur membre de la Commune.
Rigault était alors interne au lycée Saint-Louis, élève en
mathématiques spéciales. Ayant lu dans les journaux l'af-
faire de la rue des Amandiers et la condamnation de Oranger
et de Brideau, dont — avant d'être à Saint-Louis — il avait
été le condisciple au lycée de Versailles, il avait profité de sa
sortie du dimanche pour venir, en tenue de collégien, les féli-
citer de leur manifestation et les assurer de sa sympathie
politique. La reconnaissance des anciens camarades ne s'ar-
rêta pas là et ils les revit à leur sortie de prison, ce qui lui
permit de leur présenter toute une fournée de jeunes gens
nouvellement arrivés du lycée dans le Quartier Latin, anciens
lecteurs enthousiastes de la Rive Gauche et du Candide et
qu'il savait remplis de sympathie pour tout mouvement répu-
blicain et social. Parmi eux se trouvaient Kellermann, Al-
phonse Humbert, Breuillé, Jeunesse, Charles Da Costa, La-
vallée et d'autres que l'on retrouvera dans la plupart des
manifestations des dernières années de l'Empire et encore
après. Oranger et Brideau, à leur tour, présenteront un peu
LES BLANQUISTES CONTRE L''e-MPIRE
plus tard tous ces nouveaux venus à Tridon, lorsqu'on lui
offrira un banquet à la Tête Noire de Bellevue, à sa sortie de"
Sainte-Pélagie, quand il aura terminé les mois de prison
que lui avaient valus ses articles publiés dans le Candide.
A partir de ce moment, on peut dire qu'il existe un part^
blanquiste, ou tout au moins une agglomération de partisans
convaincus et dévoués assez importante pour qu'il devienne
nécessaire de l'organiser afin de pouvoir l'utiliser avec succès
à un moment donné. Tenu régulièrement au courant des nou-
velles adhésions, Blanqui, en communication constante avec
ses principaux lieutenants, Tridon, Villeneuve et Jaclard,
commandera et dirigera de Bruxelles cette vaillante petite
armée dont, il en est certain, les soldats seront toujours prêts
à se conformer aux ordres du chef, aussitôt que ses lieute^
nants les leur auront transmis.
A cette époque, en 1865, les questions ouvrières venaient
souvent à l'ordre du jour et certains multipliaient leurs efforts
pour la création de sociétés coopératives. A la tête de ce mou-
vement ouvrier, favorisé, dit-on, par le Palais-Royal, c'est-à-
dire par le Prince Napoléon, cousin de l'empereur, se trou-
vaient Tolain, Fribourg, Perrachon et quelques autres, se
targuant bien haut de leur qualité d'ouvriers, bien qu'ils eus-
sent, depuis déjà pas mal de temps, beaucoup négligé l'emploi
de l'outil. Ils faisaient une active propagande dans les milieux
ouvriers et les meneurs ainsi que les hauts personnages qu!
les soutenaient, espéraient séduire le prolétariat parisien avec
ce semblant de socialisme peu dangereux. Un Congrès de
l'Internationale, qui avait été fondée à Londres en 1864, de-
vant se tenir à Genève fut décidé pour septembre 1866. Il
fut convenu que des blanquistes s'y rendraient avec la mission
de dénoncer cette atténuation du socialisme et d'empêcher la
majorité des ouvriers de donner dans le panneau. On désigna
pour cette besogne Protot, avocat, Jeunesse, étudiant en droit,
Calavaz, étudiant en droit, Alphonse Humbert, employé à
l8 LES BLANQUISTES
l'usine Raspail, Jeannon, tailleur, Lalourcey, ouvrier me-
nuisier, et Subit, découpeur en bois.
Tridon se rendit également à Genève; mais, au dernier
moment, il apporta l'ordre de Blanqui de s'abstenir de pren-
dre part au Congrès. Protot et Alphonse Humbert protes-
tèrent violemment contre cette décision de la dernière heure,
t.ue, suivant eux, rien ne justifiait, et, déclarant en outre qu'ils
avaient contracté des engagements à Paris envers un certain
nombre de citoyens qui les avaient choisis comme délégués
pour les représenter au Congrès de Genève, ils résolurent de
s'y rendre quand même et d'y prendre une part active.
Les séances du Congrès de Genève, on le sait, furent très
mouvementées; on y échangea des injures et même des coups.
Les résultats de ces réunions ne présentent pas un très
grand intérêt en ce qui concerne Thistoire du socialisme ré-
volutionnaire proprement dit; mais le Congrès eut quand
même son importance au point de vue qui nous occupe en ce
moment. C'était, en efïet, la première fois que des adeptes de
Blanqui avaient non seulement discuté un ordre du chef, mais
encore lui avaient manifestement désobéi. Un fait pareil de-
vait naturellement causer une profonde émotion dans le mi-
lieu qu'il intéressait et dès le commencement de novembre,
c'est-à-dire lorsque tous se retrouveront à Paris à l'occasion
de la rentrée des écoles, il va devenir le sujet de conversa-
tions et de discussions assez vives.
On ne pouvait rien reprocher à Protot ni à ceux qui l'avaient
suivi au point de vue des principes et ils avaient du reste été
assez malmenés par ceux qu'ils étaient venus attaquer. Le seul
fait grave relevé contre lui, c'était d'avoir manqué à la disci-
pline et cela, prétendaient ses accusateurs, dans un but d'am-
bition, en ayant voulu se poser en champion des intérêts de la
classe ouvrière. Il fut donc décidé de convoquer les adhérents
blanquistes à une réunion dans laquelle on exposerait nette-
ment les faits et où, après avoir entendu les explications des
uns et des autres, on prendrait telles décisions qui seraient
LES BLANQUISTES CONTRE L EMPIRE
19
jugées nécessaires. Divers endroits avaient d'abord été mis
en avant comme lieu de la réunion, mais abandonnés succes-
sivement par mesure de prudence, et finalement le rendez-vous
fut fixé pour le 7 novembre au Café de la Renaissance, situé
I, boulevard Saint-Michel. Cet établissement était un café
ordinaire du quartier latin, fréquenté principalement par des
étudiants, et, si on l'avait choisi de préférence à la Brasserie
Serpente, située au coin de la rue Hautefeuille, où Ton avait
coutume de se rencontrer régulièrement, c'est pour cette rai-
son qu'il y avait à craindre qu'une affluence plus considérable
que d'ordinaire d'étudiants et d'ouvriers à la « Serpente »
n'éveillât les soupçons de la police. De plus, le Café de la Re-
naissance avait au premier étage une salle assez spacieuse
pour que l'on puisse s'y réunir en nombre suffisant.
Les convocations avaient été faites avec la prudence habi-
tuelle, c'est-à-dire verbalement, les plus proches ayant été in-
formés les premiers, avec charge de prévenir les camarades
plus éloignés, spécialement les ouvriers demeurant pour la
plupart soit dans le faubourg Saint-Antoine, soit dans divers
points de la périphérie. Comme toujours, la chose fut discrè-
tement et régulièrement faite et tous les convoqués arrivèrent,
soit isolément, soit par petits groupes, au rendez-vous à l'heure
convenue. Il faut pourtant noter qu'à cette réunion on remar-
quera l'absence de plusieurs blanquistes militants, notamment
Jaclard, Oranger, Brideau, Germain Casse et quelques autres;
cela pour cette raison que la date du 7 novembre était quelque
peu prématurée et que bon nombre d'étudiants n'étaient pas
encore revenus de leurs vacances.
Les débuts de la séance furent présidés par Villeneuve;
mais celui-ci, ayant dû, pour des motifs d'ordre privé, s'ab-
senter, fut remplacé par un journaliste. Marchais de Laberge.
Ce fut à cette circonstance que Villeneuve dut de ne pas
être arrêté avec les autres; il ne fut, d'ailleurs, pas inquiété
par la suite. Par contre, son jeune frère Henri, resté jusqu'à
la fin, fut pris avec les autres.
20 LES BLANQUISTES
La séance fut quelque peu orageuse; Tridon et Edmond]
Levraud se montrèrent les plus acharnés contre Protot et Al-"i
phonse Humbert, mais principalement contre Protot, que Ton
considérait comme plus particulièrement responsable. La plu-
part des autres assistants, surtout les plus jeunes, ouvriers et
étudiants, semblaient déplorer, ce qu'ils considéraient comme
un malentendu, d'autant plus que, ainsi que nous le faisions
observer plus haut, on ne reprochait rien à Protot, quant aux
idées qu'il avait défendues au Congrès. Au fond, la majorité
des assistants souhaitait une réconciliation, car Tridon et
Protot, entre qui la dispute semblait circonscrite, étaient éga-
lement estimés. Tridon cependant se montra intransigeant et
déclara nettement que désormais quiconque « serrait la main
de Protot, devait renoncer à serrer la sienne ».
A ce moment, deux ou trois assistants qui avaient essayé,
avec d'autres, de sortir du café pour se rendre au bureau de
tabac adjacent, revinrent en annonçant qu'ils avaient été re-
foulés par la police dans le café qui était cerné de toutes
parts. Cependant, certains d'entre eux avaient réussi à s'es-
quiver dans cette sortie, notamment Protot, qui avait été le
prétexte de la réunion. Au même instant eut lieu l'irruption
dans la salle de Hubot, commissaire de police de la rue des
Noyers (aujourd'hui boulevard Saint-Germain) qui, accom-
pagné de Lagrange et de Clément, commissaire et officier de
paix de la police politique d'alors, et d'une foule d'agents,
prononça le sacramentel : « Je vous arrête, au nom de la loi ! »
La poHce avait fait évacuer le café à tous les consomma-
teurs du rez-de-chaussée et des salles autres que celle oti se
tenait la réunion; puis, ayant installé un bureau provisoire
dans la salle de billard voisine, Hubot, Lagrange et Clément
prirent les noms et adresses des gens arrêtés. On fit ensuite
descendre les prisonniers sur le boulevard, oti les attendait
une haie de sergents de ville et de gardes municipaux, et toute
la troupe s'achemina par le pont Saint-Michel et le quai de
l'Horloge, vers la préfecture de police, dont la principale en-
LES BLANQUISTES CONTRE L EMPIRE 21
trée était alors place Dauphine, à l'endroit où se trouve ac-
tuellement la nouvelle entrée du Palais de Justice.
Il était alors environ une heure du matin et naturellement il
s'était formé des attroupements autour de ce déploiement inu-
sité de forces policières. La foule des curieux fut quelque peu
intriguée en voyant sortir du café des étudiants dont ils con-
naissaient au moins de vue la plupart, bras dessus, bras des-
sous avec des ouvriers auxquels ils causaient familièrement,
d'autant plus qu'à cette époque la mise de l'ouvrier était beau-
coup plus reconnaissable qu'aujourd'hui, puisqu'il portait la
blouse bleue ou blanche, même le dimanche et les jours de
sortie. Les mouchards de service dans la foule expliquèrent
la chose en racontant qu'il s'agissait d'une arrestation en masse
pour affaire de jeu, les gens arrêtés ayant fait un tripot d'une
des salles du café.
Tous les commissaires de police avaient été convoqués à
la préfecture et ils se partagèrent les délinquants par quar-
tiers, afin d'aller faire chez eux les perquisitions d'usage.
Le nombre des arrestations s'élevait à 41. En voici la liste :
Badet, ébéniste; Bataille, étudiant en médecine; Bazin, ou-
vrier fondeur; Boetzel, journaliste; E. Boetzel, employé de
commerce ; Boir, argenteur ; Breuillé, étudiant ; Calavaz, étu-
diant en droit; Chouteau, peintre-vitrier; Ch. Da Costa, étu-
diant en droit; Paul Dubois, étudiant en médecine; Genton,
ébéniste ; Louis Guyon, employé de commerce ; Alphonse Hum-
bert, employé à l'usine Raspail; Jeannon, tailleur; Jeunesse,
étudiant en droit; Kellermann, rentier; Marchais de Laberge,
journaliste; Lalourcey, menuisier; Lamblin, étudiant en méde-
cine; Landouski, commis en librairie; Largilière, maître me-
nuisier; Laugier, étudiant en médecine; Lavallée, étudiant en
médecine; Edmond Levraud, représentant de commerce;
Léonce Levraud, étudiant en médecine ; Marchadier, ébéniste ;
Meunier, marchand mercier; Meyer, fondeur; Plessis, ébé-
niste; Richer, apprêteur en châles; Raoul Rigaut, étudiant;
Roux, étudiant en droit; Stévenin, ferblantier; Sornet, em-
32 LES BLAXQUISTE3
ployé; Subit, découpeur en bois; Tardy, doreur; Gustave Tri
don, avocat à la Cour; Vayssier, ex-gérant du Candide; Al-rJ
fred Verlière, homme de lettres; Henri Villeneuve, élève à
l'Ecole Centrale.
A leur première comparution devant le juge d'instruction,
les prisonniers furent seulement inculpés de réunion illicite et
ce n'est que plus tard que le parquet trouva préférable de les
inculper de société secrète. Dans le cours de l'instruction, la
moitié environ des individus arrêtés bénéficièrent d'ordon-
nances de non-lieu, tandis que Calavaz, Paul Dubois, Genton,
Alphonse Humbert, Jeannon, Jeunesse, Lalourcey, Landowski,
Largilière, Edmond Levraud, Léonce Levraud, Marchadier,
Meunier, Richer, Sornet, Tridon, Vayssier et Henri Ville-
neuve étaient renvoyés devant la 6* chambre du tribunal cor-
rectionnel, sous la prévention de société secrète. Protot, bien
que pas arrêté, sera néanmoins assigné et condamné par dé-
faut. La 6* chambre du tribunal civil avait alors la spécialité
des délits de presse et des délits politiques. Elle était présidée
par Delesvaux, ancien commissaire de police, entré dans la
magistrature après le coup d'Etat de décembre 51, prêt à
subir toutes les injonctions du Parquet et qui acquit une cer-
taine notoriété de complaisance envers le pouvoir et de gros-
sièreté envers les accusés pendant la durée de ses fonctions,
qu'il exerça jusqu'au 4 septembre 1870.
Les débats indiquèrent manifestement que ce n'était là
qu'un procès de tendances, car, pour établir la société préten-
due secrète, le substitut du procureur impérial invoqua parti-
culièrement la réunion tenue dans un café ouvert à tout ve-
nant, et le banquet offert à Tridon à la « Tête Noire » de Bel-
levue, lequel banquet, comme le temps et la saison étaient fa-
vorables, avait eu lieu en plein air !
Il va sans dire que pendant la prévention l'on avait trouvé
le moyen de correspondre et de se concerter. Il fut convenu
que l'on choisirait comme défenseur collectif, Paul Janson,
jeune avocat du barreau de Bruxelles, dont on avait fait la
LES BLANQUISTES CONTRE L EMPIRE 23
connaissance au Congrès de Liège. Il ne s'agissait pas, en
effet, de discuter les faits articulés par l'accusation, mais de
profiter du procès pour faire une déclaration de principes
bien catégorique, et Ton savait pouvoir compter sur Janson
pour cette besogne. Pourtant, comme aucun avocat étranger
au ressort du tribunal ne peut plaider devant ce tribunal sans
l'autorisation spéciale du président, Delesvaux s'empressa de
la refuser à Janson. On s'y attendait et le premier jour du
procès, la moitié des inculpés, y compris Tridon et Levraud,
déclarèrent que, ne pouvant avoir l'avocat de leur choix, ils
ne se défendraient pas et feraient défaut. Les autres accep-
tant les débats, le procès eut lieu quand même, la plupart des
inculpés refusant de se défendre ou d'être défendus par un
autre que celui qu'ils avaient choisi, J\r Janson, du barreau
de Bruxelles. Seul Paul Dubois avait accepté d'être défendu
par Emmanuel Arago. Le procès fut véritablement piteux
pour le ministère public, qui ne pouvait absolument rien trou-
ver pour établir la prévention. Faute de preuves à donner, le
parquet avait eu recours a un expédient, en assignant quelques-
uns des inculpés renvoyés, en non-lieu, à savoir Kelîermann,
Charles Da Costa, Guyon et Roux, En les appelant, on les
mettait dans cette alternative ou de devenir des témoins à
charge contre leurs amis ou d'être poursuivis pour faux témoi-
gnage. Ce plan devait échouer. Aussitôt leur assignation re-
çue, les destinataires en avaient fait part aux amis, et à une
réunion qui fut tenue la veille au soir de la journée d'ouver-
ture du procès, dans le domicile de Tridon, rue Casimir-Dela-
vigne, réunion à laquelle assistaient, avec Paul Janson, Ja-
clard, qui n'était pas incriminé, et Emile Villeneuve, qui n'avait
pas été arrêté, il fut décidé, sur l'avis des anciens, c'est-à-
dire Janson, Villeneuve et Jaclard, que les témoins assignés
se rendraient au tribunal, répondraient à l'appel de leur nom,
mais refuseraient formellement de prêter le serment préa-
lable, lequel se faisait alors en jurant sur la divinité, repré-
sentée par un Christ, appcndu au fond de toutes les salles du
■24 LES BLANQUISTES
jtribunal. Il fut fait comme convenu, les témoins refusèrent de
prêter serment malgré les insistances réitérées de Delesvaux
et furent condamnés de ce chef pour « refus de serment ))
que, sur les conclusions du substitut du procureur impérial, le
tribunal avait assimilé au défaut de comparution, à une amende
de cent francs, mais on ne put obtenir leur déposition. Seul,
Roux, un étudiant en droit, qui occupait en même temps un
emploi dans l'inspection de la navigation de la Seine, dépen-
dant de la préfecture de police, s'était soumis à la formalité
du serment et avait déclaré qu'en allant au café de la Renais-
sance, il n'ignorait pas se rendre à une réunion politique. Cet
incident d'audience avait néanmoins rompu la monotonie des
débats. Ils se continuèrent le lendemain et jours suivants sans
rien apporter de nature à justifier ou même expliquer la pour-
suite, ce qui n'empêcha pas le tribunal de prononcer les con-
damnations suivantes:
Protot, 15 mois de prison et 100 francs d'amende; Tridon,
45 mois de prison et 100 francs d'amende; Largilière, 6 mois
de prison et 100 francs d'amende; Edmond Levraud, 15 mois
de prison et 100 francs d'amende; Callavaz, 6 mois de prison
et 100 francs d'amende; Bazin, 6 mois de prison et 100 francs
d'amende; Meunier, 6 mois de prison et 100 francs d'amende;
Genton, i an de prison et 100 francs d'amende; Marchadier,
I an de prison et 100 francs d'amende; Jeunesse, 3 mois de
-prison et 500 francs d'amende; Henri Villeneuve, 6 mois de
prison et 100 francs d'amende; Léonce Levraud, i an de pri-
son et 100 francs d'amende ; Landowski, Jeannon, Sornet,
Subit, Paul Dubois, Alphonse Humbert, Richer et Stévenin,
chacun à 3 mois de prison.
Quinze jours après, lorsque les prévenus qui avaient fait
défaut revinrent devant le tribunal, Tridon présenta non pas
une véritable défense, mais une déclaration de principes dans
laquelle il faisait une allusion peu déguisée à Protot, en dé-
nonçant l'ambition de certains. Le Phare de la Loire, qui avait
^our correspondant parisien le baron de Ponat, ami de Blanqui,
LES BLANQUISTES CONTRE L^EMPIRE 25
publia in extenso cette défense, mais plus tard, lorsque Protot,
qui on le sait, n'avait pas été arrêté, vint se constituer pri-
sonnier et passa devant la Cour; il présenta à son tour sa
défense et protesta contre cette « accusation banale d'ambi-
tion déjà portée contre [lui] par certains de ceux qui
[l'javaient précédé sur ces bancs». Le Phare de la Loire
crut devoir, par impartialité, publier également la défense de
Protot.
Protot et Tridon se retrouvèrent donc ensemble à Sainte-
Pélagie, mais la brouille était définitive entre eux. Le premier
restait un peu isolé, car quelques-uns seulement osaient lui
garder leur estime et leur amitié en dépit de l'abandon ab-
solu rigoureusement ordonné par Tridon et les plus fougueux
de ses amis. Cette séparation entre les deux adeptes, qui jus-
qu'au Congrès de Genève avaient toujours marché côte à côte
durera toujours. Nous les retrouverons dans les rangs de la
même armée durant les dernières luttes contre l'empire et pen-
dant le siège, mais pas dans la même compagnie, et même à la
Commune, dont ils seront tous les deux élus membres, ils sié-
geront dans la même assemblée comme s'ils ne s'étaient jamais
connus. Aucune tentative de réconciliation ne sera faite d'un
côté ou de l'autre par des amis communs, et désormais Protot
ne sera plus mêlé directement à aucune des manifestations
menées par les blanquistes.
En somme, le procès dit de la Renaissance, en dépit des
condamnations qui en résultèrent, avait prouvé une chose,
c'est qu'à cette époque il n'existait aucune société secrète dans
le parti blanquiste. Cette affaire eut encore pour résultat im-
médiat, non seulement d'affermir tous les gens condamnés ou
compromis dans leurs convictions républicaines et socialistes,
mais encore de leur amener chaque jour de nouveaux adhé-
rents. Le contingent ouvrier s'accroissait considérablement,
tandis que les étudiants continuaient de plus belle leur propa-
gande parmi leurs camarades du Quartier Latin. De plus, le
mouvement en faveur de la libre-pensée s'accentuait, les en-
26 LES BLA2^0UISTES
terrements civils devenaient plus fréquents et les assistants y
étaient plus nombreux.
Le moment était donc venu pour Blanqui et ceux de ses
lieutenants avec lesquels il était en relations constantes, soit
par visites, soit par correspondances, de rechercher le moyen
de donner une orientation et surtout une organisation aux di-
vers éléments qu'ils avaient sous la main. Ils y arrivèrent en
établissant, non pas une société secrète semblable à celles des
régimes précédents, mais en créant un système de groupements
qui, à un moment donné, pouvait rassembler tous les adhérents
sur un même point, sans pour cela présenter les dangers qu'au-
rait offerts une société secrète proprement dite.
Leur société, telle qu'ils l'avaient organisée, était formée
, par des groupes de dix membres; les groupes ne se connais-
saient pas entre eux, pour que, si la police réussissait à y glis-
ser un mouchard, il ne pût trahir que dix individus. Chaque
dizaine élisait un chef, qui était en rapport avec un membre
de l'entourage immédiat de Blanqui. Ce chef recevait les or-
dres, et le jour où l'on passait la revue, il devait amener sa
dizaine de soldats à l'endroit désigné, par exemple au coin
d'une rue donnant sur les boulevards, que parfois Blanqui,
lorsqu'il était à Paris, parcourait sans se faire reconnaître,
examinant ainsi les divers groupes les uns après les autres.
Blanqui faisait, en effet, d'assez fréquentes visites à Paris;
il y vivait sous le nom de M. Bernard, tantôt chez Eudes, au
quartier Latin, tantôt aux Batignolles, chez le baron de Po-
nat, dans une maison à double issue, pour pouvoir s'échapper
en cas de surprise de la police. Bien qu'il fût tenu à être tou-
jours sur ses gardes pour n'être pas arrêté, il prenait part, —
mais sans se faire connaître aux adhérents, — à toutes les
agitations de la rue. Par prudence il avait toujours sur lui
un exemplaire du Pays ou du Constitutionnel, qu'il appelait
son {( sauf-conduit », car, disait-il en riant : « Si je suis pris
et fouillé, on s'empressera de me relâcher en trouvant sur moi
ces journaux bonapartistes et réactionnaires ».
LES BLANQUISTES CONTRE l'eMPIRE 2']
Il va sans dire que dans ces groupes on ne rédigeait pas de
procès-verbaux; on s'abstenait de toute espèce d'écrits, les
communications étant toujours faites verbalement de façon
à ne fournir aucune indication à la police en cas d'une per-
quisition possible.
La police politique de l'empire était d'ailleurs assez mal faite,
comme il a été possible de s'en rendre compte sous la Com-
mune en consultant les notes policières trouvées dans les dos-
siers des principaux militants. Elles étaient pour la plupart
remplies d'erreurs et aucune d'elles ne renfermait un ren-
seignement exact ou utile.
En somme, on ne retrouva guère, comme agents glissés chez
les blanquistes, que Largilière et Roux, qui avaient informé
la police de la réunion du café de la Renaissance, mais comme
depuis lors ils étaient sérieusement soupçonnés, ils ne purent
plus fournir aucun renseignement utile à la Préfecture.
Par contre, presque tous les agents secrets de la brigade
Lagrange, c'est-à-dire de la police politique, étaient parfaite-
ment connus des blanquistes. Raoul Rigaut s'était appliqué à
établir une sorte de contre-police. Il connaissait tous les agents
par leur nom et ne manquait pas de les présenter en ricanant
à ses amis, chaque fois que l'occasion s'en présentait. Il avait
même réussi d'une façon assez ingénieuse à se procurer les
adresses de ces agents. Voici comment :
Rigaut suivait régulièrement les audiences de la 6^ Cham-
bre de police correctionnelle chaque fois qu'il y avait au
rôle une affaire politique quelconque où devaient déposer les
agents. Il s'était assuré ses entrées au tribunal, simplement
en se rendant chez Fontaine, le costumier du Palais, où il
s'affublait d'une robe, d'un rabat blanc et d'une toque d'avo-
cat. Il avait donc tout le loisir d'examiner attentivement la
physionomie de ces messieurs, en notant, s'il y avait lieu, les
signes particuHers. Les agents, avant de témoigner, devaient
décliner leurs noms, prénoms et âge, mais à la demande du
28 LES BLANQUISTES
lieu de domicile, ils se contentaient de désigner la Préfecture
de Police.
Cela ne suffisant pas à Rigaut, il eut recours à Tingénieux
procédé que voici : A l'époque de la révision de la liste élec-
torale, il alla dans les mairies des arrondissements avoisi-
nant la Préfecture, rechercher sur les registres les noms,
correspondant par les prénoms et âge de ceux qui l'intéres-
saient et trouvait ainsi leur adresse privée. De cette façon,
il aurait pu, le cas échéant, lui, simple particulier, les arrêter
tous un beau matin. Du reste, lorsque le 4 Septembre, sous
M. de Kératry, préfet de police, il fut nommé commissaire
spécial en remplacement de Lagrange, qui avait filé, il étonna
profondément Lambquin, un commissaire de police de l'em-
pire, qui avait été maintenu dans ses fonctions, en lui exhibant
la liste complète et exacte de tous les mouchards de la brigade
politique. Cet honorable fonctionnaire n'en revenait pas.
L'Exposition Universelle de 1867 avait attiré à Paris la
visite de la plupart des souverains de l'Europe, ce qui donnait
lieu aux fêtes, cérémonies et galas habituels. Quand ce fut
le tour de l'Empereur d'Autriche, comme il était question
d'une intervention pour le maintien de la puissance temporelle
du Pape, le Parti blanquiste, à l'affiit de toutes les occasions
pouvant donner lieu à une manifestation antibonapartiste et
à entretenir l'agitation populaire, en décida une sur le pas-
sage de ce souverain. Il fut donc convenu que l'on se rendrait
sur le parcours des carrosses officiels et que les cris régle-
mentaires de Vive l'Empereur! poussés par les agents éche-
lonnés le long de la route, seraient couverts par les cris de
Vive Garihaldi!
Le rendez-vous avait été primitivement fixé à un point dé-
terminé du boulevard du Prince-Eugène, (aujourd'hui boule-
vard Voltaire), parce qu'on avait organisé une réunion spor-
tive sur le champ de courses de Vincennes; mais, au dernier
moment, l'itinéraire du retour fut changé et la manifestation
ne put avoir lieu. C'était là un contre-temps fâcheux, car le
LES BLANQUISTES CONTRE l'eMPIRE 2^
jour et l'endroit avaient été bien choisis. En efïet, c'était un
dimanche et en plein faubourg. On pouvait donc compter sur
une affluence considérable d'ouvriers, et sur la sympathie gé-
nérale de la foule dans ce quartier peu bonapartiste.
La manifestation dut néanmoins être remise au lendemain
dans la soirée, devant l'Hôtel de Ville, où l'Empereur d'Au-
triche devait se rendre à un bal avec la cour impériale. Les
manifestants s'étaient massés sur la place, aux coins de l'ave-
nue Victoria. Au moment où. la voiture des empereurs passa,
les quelques vivats ordinaires des agents de service furent
immédiatement couverts par les cris sonores de Vive Gari-
baldi! poussés avec toute l'ardeur de la jeunesse par les assis-
tants venus pour cela. Cet incident occasionna une assez forte
bousculade dans la foule. Les sergents de ville, les gardes mu-
nicipaux qui formaient la haie et les agents de service se
précipitèrent sur les plus proches, mais dans la mêlée il était
assez difficile de mettre la main sur les délinquants, si bien
que sept d'entre eux seulement furent pris, Alphonse Hum-
bert, Breuillé, Félix Ducasse, Charles Longuet, Ménard, Char-
les Da Costa et son frère, Gaston Da Costa, alors âgé de
dix-sept ans.
Cités devant la 6^ Chambre correctionnelle sous la préven-
tion de cris séditieux, ils furent condamnés de ce chef à
quinze jours de prison, à l'exception d'Alphonse Humbert qui
fut condamné à trois mois, la prévention ayant en plus relevé
contre lui le délit de rébellion envers les agents.
Peu de temps après, les livres d'Eugène Ténot, Paris en
Décembre i8^i et La Province en Décembre 1851, avaient
réveillé le souvenir des fusillades du Coup d'Etat et la mort
de Baudin, tué sur la barricade de la rue Sainte-Marguerite,
dans le faubourg Saint-Antoine devint le prétexte d'une assez
vive agitation. Les journaux de l'opposition de cette époque
s'en mêlèrent en ouvrant des souscriptions pour l'érection d'un
monument commémoratif. Ils furent poursuivis devant les
tribunaux et ce fut à cette occasion que Gambetta, alors à
30 LES BLANQUISTES
peine connu, flétrit le Coup d'Etat du 2 Décembre dans une
superbe plaidoirie, qui le révéla immédiatement comme un
grand orateur et peut être considérée comme le point de dé-
part de sa fortune politique.
En même temps on organisait des pèlerinages au cimetière
^Montmartre sur la tombe de Baudin oii l'on allait déposer
des couronnes et prononcer de violents discours dirigés con-
tre l'Empire. C'est dans une de ces manifestations que l'on va
trouver pour la première fois un inconnu qui, par la suite,
jouera un certain rôle dans le Parti blanquiste, Chauvière,
alors tout jeune et modeste employé dans un bazar. Arrêté
avec plusieurs autres, il est condamné à quinze jours de pri-
son, en compagnie de Kellermann, un blanquiste que nous
avons déjà vu dans l'affaire de la Renaissance, qui ne man-
quera pas d'endoctriner le jeune Chauvière et de le présenter
aux camarades à leur sortie de prison. C'est ainsi que Chau-
vière fait la connaissance des blanquistes et que naturellement
il viendra les retrouver au Comité Rcvolutionnairc Central,
après l'amnistie de 1880.
On le voit, à chaque manifestation, qu'elle soit organisée
directement par eux ou par d'autres, les blanquistes en pro-
fitent pour augmenter leur effectif, aussi assistent-ils à toutes,
même s'ils n'ont d'autre objectif que d'y faire des recrues.
Du reste les occasions ne manqueront pas et les événements
rîes dernières années de l'Empire tiendront la population de
Paris dans un état constant d'effervescence. La classe ou-
vrière est enfin sortie de l'indifférence et de la torpeur où
l'avaient plongée le chaos — inintelHgible pour elle — des
diverses écoles sociaHstes écloses en 1848 et les massacres
de Tuin. L'Internationale, fondée à Londres en 1864, avait
un peu réveillé ses espérances en lui parlant de ses droits et
en préconisant les organisations ouvrières. Toutefois, les
membres français de cette Association ne se livreront à au-
eune attaque sérieuse contre la bourgeoisie que lorsqu'ils se
LES BLANQUISTES CONTRE l'eMPIRE 31
seront coalisés avec les blanquistes et que la fougue révolu-
tionnaire de ces derniers les y entraînera.
Avec les nouvelles lois qui vont donner un semblant de li-
berté à la presse et permettre les réunions publiques, l'agita-
tion populaire deviendra journalière et bruyante. Dans une
semblable atmosphère, de nouveaux venus ne tarderont pas à
se produire et ceux d'un tempérament fougueux seront na-
turellement attirés vers les blanquistes qui, d'ailleurs, iront
au-devant d'eux.
Aussi, quand, au commencement de 1870, à l'occasion des
funérailles d€ Victor Noir, assassiné par le prince Pierre Bona-
parte, la population parisienne se livrera à une manifestation
monstre, qui aurait pu se terminer en révolution, tous les blan-
quistes — plus de deux mille — seront là, tout prêts, bien armes,
sérieusement organisés et manœuvrant dans la perfection.
Blanqui lui aussi sera là et il pourra apprécier la valeur de
cette petite armée d'élite, sur le dévouement et le courage de
laquelle il voit qu'il peut absolument compter.
La maison mortuaire était à Neuilly et les plus exaltés de
la foule voulaient ramener le corps sur Paris; mais ce projet
fut déconseillé par Flourens et par Rochefort, qui était alors
à l'apogée de sa popularité et qui, quelques jours auparavant,
avait lancé un véritable appel aux armes dans son journal
La Marseillaise. Toute la garnison de Paris était rangée en
bataille dans les Champs-Elysées, la place de la Concorde et
les Tuileries. On dut donc renoncer à la rentrée du corps dans
Paris et finalement l'inhumation provisoire eut lieu dans le
modeste cimetière de Neuilly.
En somme, l'Empire était sorti indemne de cette manifes-
tation monstre à laquelle il avait dû opposer toutes les forces
militaires à sa disposition. Mais Blanqui et ses lieutenants
savaient maintenant d'une façon exacte sur quelles ressour-
ces ils étaient en mesure de compter pour un coup de main
et l'on continua de plus belle à stimuler le zèle et l'instruc-
tion de ces groupes qui s'étaient si bien développés.
Les Blanquistes au 4 Septembre et sous la Commune
Lorsque la guerre Franco-Prussienne fut déclarée, aussitôt
après les premiers désastres militaires, Blanqui et ses amis
estimèrent qu'il était impossible d'attendre davantage pour
essayer de renverser l'Empire, seul moyen de mettre la Na-
tion en état de repousser l'agression étrangère.
Le plan primitif de Blanqui avait bien des chances de
réussir. Il consistait à s'emparer par surprise du fort de Vin-
cennes, pourvu d'une faible garnison et d'appeler aux armes
le peuple des faubourgs de Paris, auquel on aurait pu fournir
les moyens d'armement considérables accumulés dans le fort.
Pourtant, à une sorte de Conseil de guerre préalable qui fut
tenu chez Eudes, passage Jouvence, rue d'Alésia, oti se trou-
vait le dépôt d'armes, et auquel assistaient également Tri-
don et Granger, on dut reconnaître que, Blanqui n'ayant pas
pu se transporter assez rapidement de Belgique à Paris, la
garnison du fort de Vincennes avait été dans l'intervalle con
sidérablement renforcée et que le plan d'abord accepté n'étai
plus praticable.
On ne put en dresser un autre séance tenante; mais, quel
ques jours plus tard, l'impatience junévile d'Eudes entrain
Blanqui à consentir à la tentative de la caserne de la Villette,
Donc, le i6 août, les groupes blanquistes convoqués se réu
nirent lentement sur le boulevard de la Villette, près du Pon
du Canal. C'était un dimanche, par un beau soleil. Un bâte
I
LES BLANQUISTES AU 4 SEPTEMBRE 33
leur, à quelques pas de la caserne des pompiers, était le cen-
tre de quelques curieux attirés par ses tours. L'ordre fut
donné de se joindre à cette foule pour ne pas éveiller les
soupçons de la police.
Vers trois heures et demie, sur un signal de Blanqui, ses
hommes se dirigèrent vers la caserne. En les voyant venir
ainsi, le factionnaire appela aux armes et fut blessé par un des
assaillants. Le poste fut envahi ; mais on hésitait à tirer sur les
pompiers qui refusaient de rendre leurs armes. Les sergents
de ville, attirés par les détonations, accoururent à leur tour
au poste ; ils furent accueillis à coups de revolver et battirent
en retraite.
Les blanquistes étaient maîtres du terrain. Avec Blanqui,
Eudes et Oranger en tête, ils se dirigèrent par le boulevard
extérieur vers Belleville, en criant : « Vive la République !
mort aux Prussiens ! Aux armes ! »
Malheureusement, personne ne suivit. La foule semblait lit-
téralement frappée de stupeur. Voyant que cette tentative de
soulèvement de la foule qu'ils avaient espérée avait complè-
tement échoué, les trois chefs donnèrent l'ordre à la colonne
de se disperser et chacun s'en alla, ne laissant ni morts, ni
blessés, ni prisonniers. La route était libre. Ce ne fut que par
un pur hasard qu'Eudes et Brideau furent arrêtés dans la soi-
rée sur la dénonciation d'un individu qui, pendant qu'ils étaient
au café Soufflet, boulevard Saint-Michel, avait remarqué la
crosse du revolver d'Eudes sortant de la poche intérieure de
son paletot et qui quitta le café pour aller en informer les
agents.
Traduits devant le conseil de guerre, Eudes et Brideau
furent condamnés à mort. Le pourvoi en cassation formé par
leurs avocats venait d'être rejeté. Ils allaient être infaillible-
ment fusillés ; ils ne durent leur salut qu'au soulèvement inat-
tendu du 4 Septembre, occasionné par la reddition qui suivit
la bataille de Sedan.
Dans le pêle-mêle de la journée du 4 Septembre, les blan-
34 LES BLANQUISTES
quistes avaient été éparpillés un peu partout. Cependant quel-
ques-uns d'entre eux, parmi lesquels se trouvaient Oranger,
Edmond Levraud et Balsenq, avaient réussi à pénétrer dans la
salle des séances du Corps législatif où ils avaient sommé
Jules Favre de prononcer, au nom du peuple, la déchéance de
l'Empire et la proclamation de la République. Ensuite leur
premier soin avait été de courir à la prison militaire du Cher-
che-Midi pour y délivrer leurs amis Eudes et Brideau.
Le soir, Blanqui et ses fidèles se réunissaient et décidaient
la publication du journal la Patrie en danger. Voici la dé-
claration qui paraissait en tête de son premier numéro du
6 septembre:
En présence de l'ennemi^ plus de partis ni de nuances.
Avec un pouvoir qui trahissait la Nation ce concours était
impossible.
Le gouvernement sorti du grand mouvement populaire du
4 Septembre représente la pensée populaire et la défense nationale.
Cela suffit.
Toute opposition, toute contradiction doit disparaître devant
le salut commun.
Il n'existe plus qu'un ennemi, le Prussien, et son complice, le
partisan de la dynastie déchue qui voudrait faire de l'ordre dans
Paris avec les baïonnettes prussiennes.
jMaudit soit celui qui, à l'heure suprême où nous touchons,
pourrait conserver une préoccupation personnelle, une arrière-
pensée, quelle qu'elle fût.
Les soussignés, mettant de côté toute opinion particulière, vien-
nent offrir au Gouvernement provisoire leur concours le plus
énergique et le plus absolu, sans aucune réserve ni condition, si
ce n'est qu'il maintiendra quand même la République, et s'ense-
A^elira avec nous sous les ruines de Paris, plutôt que de signer
le déshonneur et le démembrement de la France.
Balsenq, Blanqui, Casimir Bonis, Breuillé, Brideau, Caria,
Eudes, Flotte, E. Gois, Granger, Lacambre, Edmond
Levraud, Léonce Levraud, Pilhes, Regnard, Sourd,
Tridon, Henri Verlet (Henri Place), Emile Villeneuve,
Henri Villeneuve.
LES BLANQUISTES AU 4 SEPTEMBRE 55
Blanqui était un patriote. Il aimait la France, parce qu'il
considérait les Français comme le peuple d'avant-garde dans
la lutte pour la défense des libertés et des réformes sociales.
Ce fils de Conventionnel n'avait pas sans doute oublié ce
refrain de son enfance:
Les Français donneront au monde
Et la Paix et la Liberté !
Chaque jour, dans des articles merveilleux de lucidité et
qui, encore aujourd'hui, semblent avoir été écrits par un
homme de guerre, il essayait de donner à ce gouvernement
de veules et de bavards des orientations militaires qui, par
leur valeur de précision, stupéfièrent alors tous les hommes
du métier.
Mais en même temps il n'avait pas perdu de vue la défense
de la République et lorsqu'après le 4 Septembre les bataillons
de la Garde nationale élurent leurs officiers, il engagea ses
amis à se présenter. Ce fut ainsi que Oranger, Jaclard, Eudes,
Germain Casse, Cournet, Edmond Levraud et d'autres devin-
rent commandants de bataillons dans les quartiers ouvriers.
Bien plus, il fut lui-même élu commandant d'un bataillon de
Montmartre.
Le soir, tous se retrouvaient au Club Blanqui, qui se tenait
à l'entrée du boulevard Sébastopol, au-dessus du Café de?
Halles Centrales, englobé aujourd'hui dans l'agrandissement
des Magasins de Pygmalion. Là on commentait les événements
du jour sur lesquels il donnait son avis et ses conseils avec
une clarté et une prévoyance que tous admiraient.
Les Parisiens commençaient à perdre patience en face de
l'inertie du gouvernement et, le 31 octobre, la connaissance
de la capitulation de Metz, niée et avouée à deux jours d'in-
tervalle, mit le comble à l'exaspération populaire. De tou~
les points de Paris, les bataillons de la Garde nationale vin-
rent manifester leur mécontentement devant l'Hôtel de Ville.
Certains commandants blanquistes et d'autres délégués p.rr.î-
36 LES BLANQUISTES
vèrent à pénétrer dans le bâtiment et à un moment les mem-
bres du gouvernement furent maintenus prisonniers dans une
salle dont la garde fut confiée au bataillon commandé par
Flourens. On voulait la démission du gouvernement et son
remplacement par une Commune chargée d'organiser la dé-
fense. Un moment on sembla s'arrêter à une liste définitive.
Gustave Flourens, Dorian, Blanqui, Delescluze, Millière, Vic-
tor Hugo, Henri Rochefort, Louis Blanc, Félix Pyat, Raspail,
Ranvier, Mottu : ces noms inscrits sur des listes de papier
blanc furent lancés par les fenêtres à la foule qui les ac-
cueillit avec enthousiasme, et, croyant que tout était fini, un
certain nombre de bataillons sur lesquels on pouvait compter
regagnèrent leurs quartiers respectifs et furent bien vite rem-
placés par des bataillons de l'ordre envoyés par Ferry qui
avait réussi à quitter l'Hôtel de Ville. Flourens, qui en avait
pris le commandement militaire, fut absolument surpris par
l'invasion de bataillons de mobiles bretons, arrivés par les
souterrains qui communiquent de la caserne Lobau avec
l'Hôtel de Ville, ce qu'il ignorait, et il n'avait plus personne
sous la main pour opposer une résistance efficace. Finalement,
après avoir délibéré et parlementé, il fut convenu que des
élections auraient lieu le lendemain pour fixer légalement les
noms des membres du gouvernement provisoire et que le
gouvernement existant s'engageait formellement à ce qu'au-
cunes récriminations, aucunes poursuites ne seraient exercées
contre les auteurs ou les directeurs du mouvement insurrec-
tionnel.
Ce fut ainsi que Blanqui quitta l'Hôtel de Ville au bras du
général Tamisier.
Les élections promises pour le lendemain n'auront pas lieu
et plus tard Blanqui sera arrêté, poursuivi et condamné pour
cette journée du 31 octobre, en dépit de l'engagement formel
pris par le gouvernement.
Après l'insuccès de la tentative de sortie qui avait eu lieu
à Buzenval le 19 janvier, les colères patriotiques des PAri-
LES BLANQUISTES AU 4 SEPTEMBRE 37
siens se réveillèrent plus menaçantes qu'au 31 octobre. Les
journées des 20 et 21 janvier avaient été extrêmement fié-
vreuses, principalement dans les faubourgs, et dans la nuit
des gardes nationaux se portèrent à la prison de Mazas, déli-
vrèrent Flourens, ainsi que tous les prisonniers arrêtés à la
suite du 31 octobre, puis rendez-vous fut donné pour le len-
demain, place de l'Hôtel-de-Ville, pour une nouvelle mani-
festation.
Entre onze heures et midi, des groupes de manifestants,
la plupart sans armes, commencèrent à se former sur la place.
De temps à autre, des citoyens armés, le fusil en bandoulière,
venaient se joindre à eux. Un peu plus tard, des fragments de
divers bataillons du XIV* arrondissement, sous les ordres du
commandant Sapia, .étaient venus se ranger en bataille devant
les grilles et parlementaient violemment avec les officiers de
mobiles et le colonel Vabre, le futur organisateur des massa-
cres du square Saint-Jacques. D'autre part, quelques compa-
gnies de divers bataillons des Batignolles débouchaient sur la
place par la rue de Rivoli, en même temps qu'un bataillon du
X^ arrondissement y arrivait par la rue du Temple, et que le
loi^ du Xlir arrondissement, sous les ordres du blanquiste
Duval, y pénétrait par le pont d'Arcole, aux cris véhéments
de : (( Vive la Commune ! A bas Trochu ! »
Tout à coup, sans sommation aucune, les portes et les fe-
nêtres de l'Hôtel de Ville s'ouvraient, sur les ordres de Gus-
tave Chaudey, adjoint au maire de Paris, Jules Ferry, et la
foule, ainsi que les gardes nationaux recevaient un feu de pe-
loton qui produisit instantanément la panique et la déroute. A
la première décharge, Sapia était tombé le long des grilles,
la tête fracassée. Il faut noter qu'au 22 janvier, la plupart
des commandants blanquistes n'étaient plus là qu'isolément
ou à peu près, puisque presque tous avaient été révoqués de
leur grade à la suite de la manifestation du 31 octobre.
La formidable insurrection du 18 mars va éclater à l'im-
proviste. Le parti blanquiste est à peu près disséminé et il
38 LES BLANQUISTES
aura le plus grand mal à se reconstituer sur place, sur le
champ de bataille, pourrait-on dire.
C'est précisément là, croyons-nous, qu'apparaîtra le mérite
de cette organisation politique. Blanqui absent, et au milieu
du désarroi général, elle affirmera sa puissance au point que
tout ce qu'il y aura de véritablement révolutionnaire dans
l'action, depuis le 18 mars jusqu'au 28 mai, portera son em-
preinte.
En effet, dès le début, dans la nuit du 18 au 19 mars, Duval,
que nous avons déjà vu agir le 22 janvier, vient avec son
bataillon, le loi^ prendre possession de la Préfecture de po-
lice, où s'installe Raoul Rigaut, tandis qu'Eudes fait diriger
sur l'Hôtel de Ville, le ministère de la Guerre et la place mili-
taire (place Vendôme) les différents bataillons sur lesquels
iî sait pouvoir compter. L'occupation immédiate de ces di-
vers centres de gouvernement, c'est bien là une conception
blanquiste et Duval et Eudes avaient été amenés à prendre
cette mesure tout naturellement.
Nous n'avons pas à faire ici l'histoire de la Commune.
Mais tous ceux qui l'ont lue, même dans les ouvrages les plus
partiaux contre cette insurrection, sont obligés de reconnaître
que les blanquistes sont les instigateurs et les exécutants de
toutes les mesures vraiment révolutionnaires et efficaces.
Malheureusement, Blanqui n'est pas là.
L'occasion est exceptionnelle; car jamais insurrection ne
s'est présentée dans de semblables conditions, avec une véri-
table armée relativement bien organisée, approvisionnée de
munitions de toutes sortes et ayant, en outre, à sa disposition
tous les services de l'administration publique.
Les fidèles de Blanqui comprennent combien inappréciable
serait sa direction dans un pareil moment; mais, le 17 mars,
n apprend qu'il a été arrêté à Figeac, dans le Lot.
Dès les premiers jours de mars, alors qu'il estimait que,
pour le moment, il n'avait plus rien à faire à Paris, ni comme
patriote, ni comme révolutionnaire, Blanqui, épuisé par les
LES BLANQUISTES AU 4 SEPTEMBRE 3g
fatigues physiques et morales du siège, était parti pour le Lot,
se proposant de se soigner chez son ami, le D"" Lacambre, qui
avait épousé sa nièce: c'est là qu'il fut arrêté, malade, sur
l'ordre du gouvernement. Aussitôt, il fut mis au secret le
plus absolu. Toutes communications sont interdites. Il ne peut
donner aucune de ses nouvelles ni en recevoir de ses soeurs.
Informé de ces faits, Oranger part immédiatement pour tâ-
cher de savoir exactement où est Blanqui et essayer de le faire
évader, si c'est possible.
A la Commune l'idée de sauver Blanqui, en proposant au
gouvernement de Versailles d'échanger Blanqui avec les ota-
ges détenus à la prison de la Roquette, est formulée par Tri-
don et acceptée. Flotte sera désigné pour mener cette affaire,
et le 9 avril, Raoul Rigaut, le délégué à la Préfecture de po-
lice, fait communiquer Flotte avec l'archevêque de Paris,
Darboy. L'archevêque, après s'être entendu avec Flotte, écrit
à Thiers une lettre dans laquelle il lui soumet cette propo-
sition d'échange en lui conseillant d'y adhérer. Cette lettre
est confiée au grand vicaire Lagarde, également détenu à la
Roquette, lequel s'engage sur sa parole d'honneur à revenir,
quel que soit le résultat de sa mission auprès de Thiers. L'abbé
Lagarde ne revient pas. Une seconde lettre de l'archevêque est
portée par l'abbé Bertaux, qui eut, lui, le courage de revenir,
comme il en avait donné sa parole, mais la lettre de Thiers
qu'il rapportait à l'archevêque indiquait bien qu'il ne fallait
pas compter sur l'échange proposé.
L'abbé Bertaux fut mis en liberté, comme il avait été
convenu ; mais l'archevêque devait être fusillé' dans l'affole-
ment des derniers jours de la Commune.
Blanqui fut condamné à la déportation pour les faits du
31 octobre, malgré la déposition de Dorian, qui était venu
rappeler devant le conseil de guerre l'engagement pris par le
gouvernement de n'exercer aucunes poursuites à ce sujet.
Les Blanquistes à Londres
La Commune, écrasée par la répression sauvage que Ton
sait, ceux des blanquistes qui n'avaient pas été tués aux bar-
ricades, ou fusillés pendant la lutte, comme Duval à Châtillon
et Raoul Rigaut rue Gay-Lussac, ou bien plus tard au poteau
de Satory, comme Ferré, Genton, Decaen et d'autres, ou enfin
déportés et transportés en Nouvelle-Calédonie, après avoir
réussi à franchir la frontière,' se cherchèrent et finirent par
se retrouver peu à peu, soit à Genève, soit à Bruxelles, soit
à Londres.
Comme l'important était de quitter la France, ils avaient
débarqué n'importe où, au hasard des circonstances qui
avaient accompagné leur exode.
Cependant, comme l'Angleterre était le pays qui présentait
le plus de garanties pour la sécurité des réfugiés et que de]
plus il offrait plus de ressources au point de vue du travail]
nécessaire à l'existence, Londres ne tardera pas à devenir le]
principal centre de la proscription, et c'est là que les prin-
cipaux blanquistes survivants finiront par se retrouver et son-'J
geront à se grouper de nouveau.
Tridon, que l'on aurait certainement accepté comme chef]
en l'absence de Blanqui, était mourant en Belgique. Il fallaitJ
donc lui trouver un remplaçant. Les blanquistes les plus con-
nus à Londres étaient alors E. Eudes, Gois, Granger, Edmond
Levraud, Ranvier, Regnard et Edouard Vaillant.
LES BLANQUISTES A LONDRES
Ce dernier était en somme un nouveau venu dans les rangs
des blanquistes et c'est pour cette raison que nous n'avons
pas eu à mentionner son nom jusqu'ici. Après avoir passé ses
examens de sortie de l'Ecole Centrale, il était allé compléter
ses études à Heidelberg et ce n'était qu'à son retour en
France, peu de temps avant la guerre, que les blanquistes
l'avaient connu. Comme il faut toujours avoir un lieu de
rendez-vous, on avait adopté le café Glazer, situé rue Saint-
Séverin, presque au coin du boulevard Saint-Michel, et c'est là
que, par l'intermédiaire de Charles Longuet, qu'il avait connu
le premier, Vaillant ne tarda pas à entrer en relations avec
un assez bon nombre de blanquistes. Il les retrouvait, le soir,
au Club des Halles Centrales, et ne tarda pas à sympathiser
avec ceux dont il partageait les vues révolutionnaires.
Comme, à la Commune, dont il avait été élu membre, il avait
toujours été en communion d'idées avec eux, il fut accueilli
par tous à son arrivée à Londres comme un blanquiste de
vieille date.
A proprement parler, à l'exception du « vieux », dont tous
acceptaient l'autorité sans discussion, il n'y avait jamais eu
de chef et si, sous l'Empire, Tridon était considéré comme tel,
c'est que l'on savait que c'était lui qui était chargé de trans-
mettre aux autres les vues et les instructions de Blanqui.
A Londres, il en est à peu près de même au point de vue
du commandement; mais comme on doit malheureusement se
passer de Blanqui, on sent qu'on a besoin d'un homme ou
d'une organisation quelconque pour centraliser les efforts et
les bonnes volontés de tous. Sans brigue d'aucune sorte, on
va tout naturellement à Eudes, dont l'extérieur est sympa-
thique, qui est avenant à tous et qui, de plus, a donné des
preuves manifestes de son courage et de son dévouement à
la cause révolutionnaire.
Avant même qu'aucun groupe soit formé, on recherche les
vues et l'amitié du « général », car c'est ainsi que les cama-
rades l'appelaient amicalement, et insensiblement il joue le
42 LES BLANQUISTES
rôle d'un chef sans nomination, puis il finit par être accepté
comme tel sans opposition, car tout le monde comprend que
l'on peut tout attendre de son dévouement, sans avoir rien à
redouter de son ambition.
Seuls, Edmond Levraud, d'abord, et le D"" Regnard, en-
suite, essaient, pour des raisons difficiles à expliquer, de faire
échec à ce semblant d'autorité qu'Eudes n'a jamais sollicitée;
mais c'est en pure perte et ses amis lui resteront fidèles jus-
qu'à sa mort, comme ils l'avaient été à Blanqui. Quand à Ed-
mond Levraud et au D"" Regnard, qui avaient été d'ardents
blanquistes sous l'Empire, pendant la guerre et pendant la
Commune, à partir de ce moment ils ne prennent plus part
aux luttes politiques. Edmond Levraud mourra à Nice, en
1880, peu de temps après l'amnistie, et le D' Regnard finira
haut fonctionnaire, inspecteur des hôpitaux.
A leur arrivée à Londres, plusieurs blanquistes, principale-
ment Vaillant, avaient été bien accueillis par Karl Marx,
dans l'entourage duquel ils avaient, du reste, retrouvé d'an-
ciennes connaissances, Lafargue et Charles Longuet, qui
étaient devenus ses gendres.
Leurs relations avec Karl Marx ne seront cependant pas de
longue durée; car quelques jours après le Congrès de l'Inter-
nationale tenu à La Haye, en septembre 1872, ils protesteront
contre la décision des marxistes qui avaient transféré de Lon-
dres à New-York le siège du conseil général de l'Internatio-
nale. Les blanquistes. ajoutent qu'ils croient devoir se retirer
de l'Association Internationale en raison de son caractère in-
suffisamment révolutionnaire. Leur déclaration était signée
par Antoine Arnaud, F. Cournet, Marguerittes, Constant Mar-
tin, G. Ranvier et Ed. Vaillant. A^oici l'un des principaux
passages de cette déclaration:
Nous demandions la mise à l'ordre du jour de l'organisation
des forces révolutionnaires.
Le Congrès fut au-dessous de tout ce qu'on pouvait penser.
Querelles décoles de personnalités, intrigues, etc., occupèrent
LES BLANQUISTES A LONDRES 43
plus de la moitié des séances. On croyait l'Internationale puis-
sante parce qu'on croyait qu'elle représentait la Révolution ; elle
se montra timide, divisée, parlementaire. Quant aux déclarations
et résolutions que nous demandions sur l'organisation des forces
révolutionnaires du prolétariat, on les enterra en les renvoyant
à une commission...
En nous retirant de l'Internationale, nous n'avons pas besoin
de le dire, nous n'avons pas voulu nous retirer de l'action ; c'est,
au contraire, pour y entrer avec plus d'énergie que jamais, n'ayant
d'autre ambition que de faire jusqu'au bout notre devoir.
Cependant nous ne nous faisons pas d'illusions, nous savons
que les efforts les plus énergiques des proscrits ont moins d'effet
que la plus faible action de ceux qui ont pu rester sur le lieu
du combat. Nous tenons seulement à ce que ceux-ci sachent qu'ils
peuvent compter sur nous comme nous comptons sur eux pour
reconstituer le parti révolutionnaire, organiser la revanche et pré-
parer la lutte nouvelle et définitive.
A la fin de Tannée suivante les principaux blanquistes réfth
giés à Londres avaient déjà renoué des relations à Paris et
dans quelques grandes villes de France avec tous ceux de leurs
amis qui avaient pu réussir à échapper à la répression et son
geaient à reconstituer un parti ayant pour but de conserver
la tradition révolutionnaire et de préparer la revanche. C'est
ce qui leur donna l'idée de fonder le groupe La Commune
révolutionnaire. Ce groupe fut formé des anciens blanquistes,
se connaissant déjà de l'Empire, du siège et de la Commune
et de quelques nouveaux venus, dont, fidèles à la vieille habi-
tude, ils avaient fait des prosélytes dans les premières années
de la proscription. La société était secrète et les membres
s'y engageaient à la discipline absolue qui avait fait le suc-
cès de l'organisation blanquiste sous l'Empire. On retrouva
dans cette nouvelle société toute la saine égalité, toute la fran-
che familiarité entre les membres du groupe, ouvriers ou non
ouvriers, que nous avons signalée dès les débuts des premiers
groupements du parti blanquiste. En entrant au groupe cha-
que membre devait s'y déclarer athée, communiste et révolu-
44 LES BLANQUISTES
tionnaire et prêt à marcher pour la défense de la bonne
cause.
Dès les premiers temps le groupe menait comme il l'enten-
dait la Société des Réfugiés, société de secours mutuels qui, à
certaines dates fixes, réunissait tous les réfugiés résidant à
Londres. Dans un but de propagande dans les autres centres
de proscription, le groupe décida la publication d'un manifeste
qui serait une déclaration nette et complète des principes
blanquistes.
La société étant secrète, logiquement le manifeste aurait
dû simplement mentionner à la fin la signature anonyme du
groupe; mais comme les membres déclaraient y revendiquer
leur responsabilité dans tous les actes accomplis par la Com-
mune et annonçaient en même temps leur intention de pour-
suivre par la force l'établissement d'une République vérita-
blement démocratique et sociale ainsi que la revanche de la
Commune, ils estimèrent qu'il était de leur devoir d'apposer
leurs noms et ce fut à cette dernière résolution que l'on
s'arrêta.
A notre avis, ce manifeste est un exposé très précis des
sentiments blanquistes, et, comme il est aujourd'hui à peu
près introuvable, nous croyons devoir le donner in extenso.
Voici ce document :
AUX COMMUNEUX
Après trois ans de compression, de massacres^ la réaction voit
la terreur cesser d'être entre ses mains affaiblies un moyen de
gouvernement.
Après trois ans de pouvoir absolu, les vainqueurs de la Com-
mune voient la Nation, reprenant peu à peu vie et conscience,
échapper à leur étreinte.
Unis contre la Révolution, mais divisés entre eux, ils usent par
leurs violences et diminuent par leurs dissensions ce pouvoir de
combat, seul espoir du maintien de leurs privilèges.
Dans une société où disparaissent chaque jour les conditions
qui ont amené son empire, la bourgeoisie cherche en vain à le
LES BLANQUISTES A LONDRES 45
perpétuer ; rêvant l'œuvre impossible d'arrêter le cours du temps,
elle veut immobiliser dans le présent ou faire rétrograder dans
le passé, une nation que la Révolution entraîne.
Les mandataires de cette bourgeoisie, cet état-major de la réac-
tion installé à Versailles^ semblent n'avoir d'autre mission que
d'en manifester la déchéance par leur incapacité politique et d'en
précipiter la chute par leur impuissance. Les uns appellent un roi,
un empereur, les autres déguisent du nom de République la
forme perfectionnée d'asservissement qu'ils veulent imposer au
peuple.
Mais quelle que soit l'issue des tentatives versaillaises, monar-
chie ou République bourgeoise, le résultat sera le même : la chute
de Versailles, la revanche de la Commune.
Car nous arrivons à l'un de ces grands moments historiques,
à l'une de ces grandes crises, où le peuple, alors qu'il paraît
s'abîmer dans la mort, reprend avec une vigueur nouvelle sa mar-
che révolutionnaire.
La victoire ne sera pas le prix d'un seul jour de lutte, mais
le combat va recommencer, les vainqueurs vont avoir à compter
avec les vaincus.
Cette situation crée de nouveaux devoirs pour les proscrits.
Devant la dissolution croissante des forces réactionnaires, devant
la possibilité d'une action plus efficace^ il ne suffit pas de main-
tenir l'intégrité de la proscription en la défendant contre les atta-
ques policières ; mais il s'agit d'unir nos efforts à ceux des
communeux de France, pour délivrer ceux des nôtres tombés
entre les mains de l'ennemi et préparer la revanche. L'heure nous
paraît donc venue pour ce qui a vie dans la proscription de
s'affirmer, de se déclarer. C'est ce que vient faire aujourd'hui le
groupe : La Commune Révolutionnaire.
Car il est temps que ceux-là se reconnaissent qui, athées, com-
munistes, révolutionnaires, concevant de même la Révolution
dans son but et ses moyens, veulent reprendre la lutte et pour
cette lutte décisive reconstituer le parti de la Révolution, le
parti de la Commune.
Nous sommes athées, parce que Thomme ne sera jamais libre,
tant qu'il n'aura pas chassé Dieu de son intelligence et de sa
raison.
46 LES BLANQUISTES
Produit de la vision de l'inconnu, créée par l'ignorance^ exploi-
tée par l'intrigue et subie par l'imbécillité, cette notion mons-
trueuse d'un être, d'un principe en dehors du monde et de l'homme,
forme la trame de toutes les misères dans lesquelles s'est débattue
l'humanité et constitue l'obstacle principal à son affranchissemnt.
Tant que la vision mystique de la divinité obscurcira le monde,
l'homme ne pourra ni le connaître, ni le posséder : au lieu de la
science et du bonheur, il n'y trouvera que l'esclavage de la misère
et de l'ignorance.
C'est en vertu de cette idée d'un être en dehors du monde et
le gouvernant que se sont produites toutes les formes de servitude
morale et sociale : religions, despotismes, propriété, classes, sous
lesquelles gémit et saigne l'humanité.
Expulser Dieu du domaine de la connaissance, l'expulser de
la société^ est la loi pour l'homme, s'il veut arriver à la science,
s'il veut réaliser le but de la Révolution. Il faut nier cette erreur
génératrice de toute les autres, car c'est par elle que depuis des
siècles l'homme est courbé, enchaîné, spolié, martyrisé.
Que la Commune débarrasse à jamais l'humanité de ce spectre
de ses misères passées, de cette cause de ses misères présentes.
Dans la Commune, il n'y "à pas de place pour le prêtre ; toute
manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.
Nous sommes communistes, parce que nous voulons que la
terre, que les richesses naturelles ne soient plus appropriées par
quelques-uns, mais qu'elles appartiennent à la communauté ; parce
que nous voulons que, libres de toute oppression, maîtres enfin de
tous les instruments de production^ terre, fabriques, etc., les tra-
vailleurs fassent du monde, un lieu de bien-être et non plus de
misère.
Aujourd'hui comme autrefois, la majorité des hommes est
condamnée à travailler pour l'entretien de la jouissance d'un petit
nombre de surveillants et de maîtres.
Expression dernière de toutes les formes de servitude, la do-
mination bourgeoise a dégagé l'exploitation du travail des voiles
mystiques qui l'obscurcissaient ; gouvernements, religions, famille,
lois, institutions du passé comme du présent se sont enfin montrés,
dans cette société réduite aux termes simples de capitalistes et
de salariés, comme les instruments d'oppression au moyen des-
LES BLANQUISTES A LONDRES 47
quels la bourgeoisie maintient sa domination, contient le Prolé-
tariat.
Prélevant, pour augmenter ses richesses, tout le surplus du
travail^ le capitaliste ne laisse au travailleur que juste ce qui liî
faut pour ne pas mourir de faim.
Maintenu par la force dans cet enfer de la production capita-
liste, de la propriété, il semble que le travailleur ne puisse rom-
pre ses chaînes.
Mais le Prolétariat est enfin arrivé à prendre conscience de
lui-même ; il sait qu'il porte en lui les éléments de la société
nouvelle, que sa délivrance sera le prix de sa victoire sur la
bourgeoisie et que, cette classe anéantie, les classes seront abolies,
le but de la Révolution atteint.
Nous sommes communistes, parce que nous voulons arriver à
ce but sans nous arrêter aux moyens termes, compromis qui,
ajournant la victoire, sont un prolongement d'esclavage.
En détruisant la propriété individuelle, le communisme fait
tomber une à une toutes ces institutions dont la propriété est le
pivot. Chassé de sa propriété, où, avec sa famille comme dans
une forteresse il tient garnison^ le riche ne trouvera plus d'asile
pour son égoïsme et ses privilèges.
Par l'anéantissement des classes, disparaîtront toutes les insti-
tutions oppressives de l'individu et du groupe dont la seule raison
était le maintien de ces classes, l'asservissement du travailleur à
ses maîtres.
L'instruction ouverte à tous donnera cette égalité intellectuelle
sans laquelle l'égalité matérielle serait sans valeur.
Plus de salariés, plus de victimes de la misère, de l'insolidarité,
de la concurrence, mais l'union des travailleurs égaux, répartis-
sant le travail entre eux pour obtenir le plus grand développement
de la communauté, la plus grande somme de bien-être pour
chacun. Chaque cit03Tn trouvera la plus grande liberté, la plus
grande expansion de la communauté.
Cet état sera le prix de la lutte et nous voulons cette lutte
sans compromis ni trêve, jusqu'à la destruction de la bourgeoisie^
jusqu'au triomphe définitif.
Nous sommes communistes, car le communisme est la négation
48 LES BLANQUISTES
la plus radicale de la société que nous voulons renverser, l'affir-
mation la plus nette de la société que nous voulons fonder.
Parce que doctrine de l'égalité sociale, elle est plus que toute
doctrine la négation de la domination bourgeoise, l'affirmation
de la Révolution. Parce que dans son combat contre la bourgeoi-
sie^ le Prolétariat trouve dans le Communisme, l'expression de
ses intérêts, la règle de son action.
Nous sommes révolutionnaires, autrement dit communeux, parce
que, voulant la victoire, nous en voulons les moyens. Parce que,
comprenant les conditions de la lutte et voulant les remplir, nous
voulons la plus forte organisation de combat, la coalition des
efforts, non leur dispersion, mais leur centralisation.
Nous sommes révolutionnaires, parce que, pour réaliser le but
de la Révolution, nous voulons renverser par la force une
société qui ne se maintient que par la force. Parce que nous
savons que la faiblesse, comme la légalité^ tue les Révolutions,
que l'énergie les sauve. Parce que nous reconnaissons qu'il faut
conquérir ce pouvoir politique que la bourgeoisie garde d'une
façon jalouse pour le maintien de ses privilèges. Parce que, dans
une période révolutionnaire où les institutions de la société
actuelle devront être fauchées, la dictature du Prolétariat devra
être établie et maintenue jusqu'à ce que, dans le monde affranchi,
il n'y ait plus que des citoyens égaux de la société nouvelle.
Mouvement vers un monde nouveau de justice et d'égalité, la
Révolution porte en elle-même sa propre loi et tout ce qui s'op-
pose à son triomphe doit être écrasé.
Nous sommes révolutionnaires, nous voulons la Commune,
parce que nous voyons dans la Commune future, comme dans
celles de 1793 et de 1871, non la tentative égoïste d'une ville, mais
la Révolution triomphante dans le pays entier : la République
communeuse. Car la Commune, c'est le Prolétariat révolution-
naire armé de la dictature^ pour l'anéantissement des privi-
lèges, l'écrasement de la bourgeosie.
La Commune, c'est la forme militante de la Révolution sociale.
C'est la Révolution debout, maîtresse de ses ennemis. La Com-
mune, c'est la période révolutionnaire d'où sortira la société
nouvelle.
La Commune, ne l'oublions pas non plus, nous qui avons reçu
LES BLANQUISTES A LONDRES 49
charge de la mémoire et de la vengeance des assassinés, cest
aussi notre revanche.
Dans la grande bataille engagée entre la bourgeoisie et le Pro-
létariat, entre la société actuelle et la Révolution, les deux camps
sont bien distincts, il n'y a de confusion possible que pour l'im-
bécillité ou la trahison.
D'un côté tous les partis bourgeois : légitimistes, orléanistes,
bonapartistes^ républicains, conservateurs ou radicaux ; de l'au-
tre, le parti de la Commune, le parti de la Révolution, l'ancien
monde contre le nouveau.
Déjà la vie a quitté plusieurs de ces formes du passé et les
variétés monarchiques se résolvent, en fin de compte, dans l'im-
monde bonapartisme.
Quant aux partis qui, sous le nom de République conserva-
trice ou radicale, voudraient immobiliser la société dans l'ex-
ploitation continue du peuple par la bourgeoisie, directement,
sans intermédiaire royal, radicaux ou conservateurs, ils diffèrent
plus par l'étiquette que par le contenu ; plutôt que des idées
différentes, ils représentent les étapes que parcourra la bour-
geoisie^ avant de rencontrer dans la victoire du peuple sa ruine
définitive.
Feignant de croire à la duperie du suffrage universel, ils vou-
draient faire accepter au peuple ce mode d'escamotage périodique
de la Révolution ; ils voudraient voir le parti de la Révolution
entrant dans l'ordre légal de la société bourgeoise, par là même
cesser d'être, et la minorité révolutionnaire abdiquer devant l'opi-
nion moyenne et falsifiée de majorités soumises à toutes les
influences de l'ignorance et du privilège.
Les radicaux seront les derniers défenseurs du monde bour-
geois mourant ; autour d'eux seront ralliés tous les représentants
du passé pour livrer la lutte dernière contre la Révolution. La
fin des radicaux sera la fin de la bourgeoisie.
A peine sortis des massacres de la Commune, rappelons à
ceux qui seraient tentés de l'oublier que la gauche versaillaise,
non moins que la droite, a commandé le masssacre de Paris, et
que l'armée des massacreurs a reçu les félicitations des uns
comme celles des autres. Versaillais de droite et Versaillais de
50 LES BLANQUISTES
gauche doivent être égaux devant la haine du peuple, car contre
lui, toujours radicaux et jésuites sont d'accord.
Il ne peut donc y avoir d'erreur et tout compromis, toute
alliance avec les radicaux doivent être réputés trahisons.
Plus près de nous^ errant entre les deux camps, ou même
égarés dans nos rangs, nous trouvons des hommes dont l'amitié
plus funeste que l'inimitié, ajournerait indéfiniment la victoire
du peuple s'il suivait leurs conseils, s'il devenait dupe de leurs
illusions.
Limitant plus ou moins les moyens de combat à ceux de la
lutte économique, ils prêchent à des degrés divers l'abstention de
la lutte politique.
Erigeant en théorie la désorganisation des forces populaires,
ils semblent en face de la bourgeoisie armée, alors qu'il s'agit
de concentrer ses efforts pour un combat suprême, ne vouloir
qu'organiser la défaite et livrer le peuple désarmé aux coups
de ses ennemis.
Ne comprenant pas que la Révolution est la marche consciente
et voulue de l'humanité vers le but que lui assignent son déve-
loppement historique et sa nature, ils mettent les images de leur
fantaisie au lieu de la réahté des choses et voudraient substituer
au mouvement rapide de la Révolution, les lenteurs d'une évo-
lution dont ils se font les prophètes.
Amateurs de demi-mesures, fauteurs de compromis, ils per-
dent les victoires populaires qu'ils n'ont pu empêcher, ils épar-
gnent, sous prétexte de pitié, les vaincus ; ils défendent, sous
prétexte d'équité, les institutions, les intérêts d'une société contre
lesquels le peuple s'était levé.
Ils calomnient les révolutions quand ils ne peuvent plus les
perdre.
Ils se nomment communalistes.
Au lieu de l'effort révolutionnaire du peuple de Paris pour
conquérir le pays entier à la République communeuse, ils voient
dans la Révolution du i8 mars un soulèvem.ent pour ses fran-
chises municipales.
Ils renient les actes de cette Révolution qu'ils n'ont pas com-
prise, pour ménager les nerfs d'une bourgeoisie dont ils savent
si bien épargner la vie et les intérêts. Oubliant qu'une société ne
LES BLANQUISTES A LONDRES
périt que quand elle est frappée aussi bien dans ses monuments,
ses symboles, que dans ses institutions et ses défenseurs, ils veu-
lent décharger la Commune de la responsabilité de l'exécution
des otages, de la responsabilité des incendies. Ils ignorent, ou
feignent d'ignorer, que c'est par la volonté du peuple et de la
Commune unis jusqu'au dernier moment, qu'ont été frappés les
otages, prêtres, gendarmes, bourgeois, et allumés les incendies.
Pour nous, nous revendiquons notre part de responsabilité
dans ces actes justiciers qui ont frappé les ennemis du peu-
ple, depuis Clément Thomas et Lecomte jusqu'aux dominicains
d'Arcueil ; depuis Bonjean jusqu'aux gendarmes de la rue Haxo ;
depuis Darboy jusqu'à Chaudey.
Nous revendiquons notre part de responsabilité dans les incen-
dies qui détruisaient des monuments d'oppression monarchique
et bourgeoise en protégeant les combattants.
Comment pourrions-nous feindre la pitié pour les oppres-
seurs séculaires du peuple, pour les complices de ces hommes
qui, depuis trois ans, célèbrent leur triomphe par la fusillade, la
transportation, l'écrasement de tous ceux des nôtres qui ont pu
échapper au massacre immédiat ?
Nous voyons encore ces assassinats sans fin, d'hommes, de
femmes, d'enfants ; ces égorgements qui faisaient couler à flots
le sang du peuple dans les rues, les casernes^ les squares, les
hôpitaux, les maisons. Nous voj^ons les blessés ensevelis avec les
morts ; nous voyons Versailles, Satory, les pontons, les bagnes,
la Nouvelle Calédonie. Nous vo5^ons Paris, la France, courbés
sous la terreur, l'écrasement continu, l'assassinat en permanence.
Communeux de France, Proscrits, unissons nos efforts contre
l'ennemi commun ; que chacun, dans la mesure de ses forces,
fasse son devoir.
Le Groupe, la Commune Révolutionnaire : Aberlen, Ber-
ton, Breuillé, Carné, Jean Clément, F. Cournet, Ch.
Da Costa, Déliés, A. Dérouilla, E. Eudes, H. Gausse-
ron, E. Gois, A. Goullé, E. Granger, A. Huguenot,
E. Jouanin, Ledrux, Léonce, Luillier, P. Mallet, ]\Iar-
guerittes, Constant-Martin, A. Moreau, H. Mortier,
A. Oldrini, Pichon, A. Poirier, Rysto, B. Sachs, Soli-
gnac. Ed. Vaillant, Varlet, Viard.
5 2 LES BLANQUISTES
L'apparition de ce manifeste fut un événement dans le
monde restreint de la proscription de Londres et eut pour
premier résultat de faire venir aux blanquistes les plus en-
thousiastes des réfugiés. Comme on en avait naturellement
envoyé des exemplaires chez les libraires de Genève, de
Bruxelles et d'ailleurs, l'effet y fut le même et chaque mem-
bre recevait des adhésions des amis respectifs réfugiés dans
ces différents centres de proscription.
Le coup avait bien porté comme propagande, si bien même
qu'il devint nécessaire d'établir des « groupes similaires » à
Bruxelles et à Genève. Granger et Cournet furent principale-
ment chargés de cette besogne, de sorte qu'en fort peu de
temps les blanquistes avaient une fois de plus réussi à orga-
niser un groupement considérable d'hommes prêts à marcher
pour la Révolution au premier signal.
Pour le moment, il n'y avait malheureusement aucune occa-
sion de profiter de toutes ces bonnes volontés, car la seule
besogne utile à faire en exil consistait à entretenir les es-
prits dans la bonne ligne et parfois aussi à défendre la pros-
cription contre les attaques policières. Mais ces groupements
auront leur utilité plus tard, car ils serviront à former le
premier contingent d'une nouvelle association que les blan-
quistes créeront peu de temps après l'amnistie sous le nom
de Comité Révolutionnaire Central
Lorsqu'en 1876 le premier Congrès ouvrier se réunit à
Paris, il excite la véhémente protestation des blanquistes qui,
dans un second manifeste ayant pour titre : Les Syndicaux et
leur Congrès, lui reprochent en termes très durs la timidité
de ses revendications et le modérantisme de ses résolutions.
Ce manifeste porte simplement comme signature : La Com-
mune Révolutionnaire, mais on ne saurait lui reprocher
l'anonymat, puisqu'elle a fait précédemment connaître les
noms des hommes qui la composent.
Nous reproduisons quelques fragments de ce document :
LES BLANQUISTES A LONDRES 53
A l'ombre protectrice des conseils de guerre bonapartistes
traquant comme aux premiers jours les débris de la Commune,
dans le silence de la terreur versaillaise et à son abri, les syn-
dicaux sont venus insulter à ce Paris révolutionnaire qu'ils ten-
tent vainement de déshonorer. Ils sont venus déclarer, au nom,
par eux usurpé, de ce même prolétariat qui, hier encore, les ar-
mes à la main, luttait pour renverser une société qu'ils veulent
Conserver, ils sont venus déclarer qu'ils acceptaient cette société,
ses institutions, ses classes, sa propriété ; qu'il leur suffisait qu'on
voulût bien leur permettre de la réformer, de la perfectionner
et de s'y accommoder de leur mieux. Ils ont déclaré qu'ils n'at-
tendaient pas leur émancipation de la force et du combat, mais
de la liberté octroyée, du suffrage universel, du progrès des
idées et des mœurs, de leur sagesse et de la bonne volonté de
leurs maîtres. Ils ont déclaré, dans leur ardeur civile, qu'ils
n'aspiraient qu'à s'asseoir au foyer de la bourgeoisie d'où les
bannissait une défiance égoïste ; qu'ils avaient donné assez de
gages pour que le privilège les appelât à ses conseils et ne fit
plus sans eux ses lois « qu'ils savent respecter alors même qu'el-
les ne sont pas conformes à la justice » (i). Ils ont déclaré
qu'ayant horreur de la violence et des révolutions, ils venaient
volontairement apporter ces garanties d'ordre, de sécurité, de
tranquillité, inutilement cherchées dans de sanglantes répres-
sions ; qu'ils ne voulaient pas être méconnus plus longtemps et
confondus avec les révoltés ; qu'ils voulaient, non la destruc-
tion, mais l'union, la conciliation des classes, l'accord avec le
capital ; que s'ils demandaient à entrer dans la société légale,
c'était pour la défendre ; qu'enfin ils n'avaient tenu ce congrès
que pour dissiper les soupçons immérités et tendre à la bourgeoisie
rassurée une main fraternelle en lui donnant de leur alliance
contre la révolution un éclatant témoignage : « Bien que nous
soyons le nombre et la force, nous n'entendons faire violence à
aucune conscience ; il faut affirmer l'éclatante vérité qui est sor-
tie du sein de ce congrès : nous ne sommes pas des révolu-
tionnaires, nous sommes des pacificateurs. »
Enfin, les syndicaux l'ont découverte, cette parole ma-
(i) La Tribune, 13 octobre 1876.
54 LES BLANQUISTES
gique, cette formule cabalistique, cette puissance merveilleuse, qui
mettra fin aux misères des travailleurs et qui est, à elle seule,
« la solution de la question sociale » : la coopération ; car,
« c'est ainsi, dit le rapporteur, qu'à l'unanimité votre commis-
sion s'est prononcée en faveur de l'association coopérative comme
moyen radical d'affranchissement du travail et de suppression
du paupérisme. » (Rapport de la 6^ commission).
C'est ainsi, en efïet, que dans cette société de privilèges con-
servés, de propriété individuelle maintenue, de classes con-
sacrées, comme il y a 80 ans la petite propriété fit la bourgeoisie,
de même la coopération, non moins funeste entre les mains des
syndicaux, viendrait constituer une nouvelle classe, la classe des
petits capitalistes associés, une quatrième classe venant res-
serrer d'une oppression plus étroite et plus dure l'écrasement des
travailleurs à qui, pour les consoler, ils ouvrent l'attrayante pers-
pective d'une création continue de nouveaux Tolains, chargés
d'aller porter dans des Versailles successifs les doléances et
les témoignages de soumission de leurs électeurs.
Il faudrait tout citer, tout répéter, de cet étonnant congrès,
dont chaque parole, chaque conclusion, décèle l'esprit réaction-
naire et bourgeois. De telles choses ne se discutent pas et nous
n'en aurions pas parlé si nous n'avions pas cru devoir souffleter
au passage ce mensonge impudent qui prétend parler au nom de
Paris et de la France.
Pour nous, Communeux, nous n'avons qu'à nous féliciter de
ce que ces hommes aient ainsi produit au grand jour leurs idées
réactionnaires. Par là même, ils ont cessé d'être un danger. Ils
pourront trouver quelques complices ; ils ne trouveront ni du-
pes ni partisans dans ce prolétariat qu'ils voudraient arracher à
la Révolution pour l'égarer à leur suite dans le labyrinthe de
leurs vaines réformes et de leurs intrigues..
A dater de 1876, le groupe la Commune révolutionnaire, de
Londres, n'aura pas guère roccasion d'intervenir publique-
ment et il se bornera à continuer son œuvre de propagande.
Le Comité Révolutionnaire central
Pendant ce temps-là, les idées ont marché en France.
Une vigoureuse campagne en faveur de Tamnistie pour
les condamnés de la Commune, a été engagée dans les jour-
naux avancés et dans les centres radicaux et socialistes. Cela
va être l'occasion de rappeler la vie de dévouement, de sa-
crifices et de luttes du vieux révolutionnaire qui, après avoir
passé trente-huit années de sa vie en prison pour avoir voulu
renverser la monarchie, est encore détenu à Clairvaux, sous
la Troisième République, par suite d'une injustice flagrante.
On présente sa candidature à l'élection dans la première
circonscription de Bordeaux, où après une brillante campagne
menée par Ernest Roche, un tout jeune homme, qui dès lors
deviendra un ardent blanquiste, il est élu, par 6.800 voix
contre 5.332 données à son concurrent Lavertujon. Malgré
cette manifestation bien accentuée du suffrage universel,
Blanqui continue à être en butte à la persécution du gouver-
nement qui, après l'avoir empêché de venir défendre sa vali-
dation devant la Chambre, obtient définitivement, au nom
du respect de la Loi, l'invalidation de ce prisonnier qui est
détenu illégalement.
Malgré tout, la mise en liberté de ce martyr s'était imposée
de telle façon que le gouvernement ne pouvait plus la refuser
5 6 LES BLANQUISTES
plus longtemps et enfin il sortit de Clairvaux le ii juin 1879.
Il est bientôt rejoint par ses fidèles disciples du temps de
l'empire et du siège que l'amnistie du 14 juillet 1880 va ra-
mener à Paris, et recommence aussitôt la lutte en fondant
le journal d'abord quotidien, puis hebdomadaire, qui porte
ce titre bien significatif de Ni Dieu ni Maître, avec la colla-
boration de Oranger, Eudes, Gois, Breuillé, Marguerittes et
Frédéric Cournet, puis il publiera sa fameuse brochure L'Ar-
mée esclave et opprimée.
Le soir on le trouve dans les réunions publiques, toujours
entouré de ses fidèles, défendant ses théories communistes et
expliquant la nécessité de la conquête révolutionnaire du
pouvoir.
C'est en revenant d'une de ces réunions qui s'était tenue à
la salle Ragache, rue Lecourbe, qu'un soir, sur la fin de
décembre 1880, il rentre souffrant dans le modeste apparte-
ment qu'il occupe avec Oranger, au cinquième étage, 25, bou-
levard d'Italie. Malgré tout leur dévouement, ses amis ne par-
viennent pas à le sauver et le vieux révolutionnaire convaincu,
le sincère ami du Peuple, s'éteint le i" janvier 1881, à l'âge
de soixante-seize ans, dont il a passé la moitié en prison pour
la défense des exploités.
Pottier, le poète de VlntcrnationaJc, composa pour lui cette
épitaphe :
Contre une classe sans entrailles,
Luttant pour le Peuple sans pain,
Il eut, vivant, quatre murailles,
Mort, quatre planches de sapin.
Heureusement, il eut mieux que cela.
Il eut le monument du grand sculpteur Dalou qui recouvre
sa tombe au Père-Lachaise.
Il eut aussi la biographie, exacte cette fois, où Gustave
LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE CENTRAL 57
Geffroy nous le montre sous son vrai jour dans les pages
émues de son beau livre, L'Enfermé (i).
Enfin, grâce aux démarches réitérées de Breuillé et de
Vaillant au Conseil municipal, malgré l'opposition du Préfet,
on finira, sous le ministère Combes, par donner le nom d'Au-
guste Blanqui au boulevard où est mort ce défenseur infa-
tigable des droits de l'Humanité.
Après la mort de Blanqui, ses disciples tentent de conti-
nuer son œuvre. Au mois de juillet 1881, Barbier, Bayer,
Breuillé, Cournet, Eudes, Feltesse, Francard, Gois, Albert
Goullé, Granger, Lancelot, Laurent, Marguerittes, Octave
Martinet, Constant Martin, Henri Place, Ernest Roche, Rouil-
lon, Rysto, Sylvain, Edouard Vaillant, Winant, etc., organi-
sent le Comité Révolutionnaire Central, autour duquel vien-
(i) Trente ans après sa mort, il devait avoir encore un autre
monument élevé à sa mémoire dans sa ville natale de Puget-Théniers,
sous-préfecture du département du Var, et l'inauguration de ce
monument devait se faire dans des conditions si peu ordinaires que
nous croyons devoir la rapporter ici.
Voici les faits, tels qu'ils sont racontés dans un article du Journal,
en date du 6 janvier 1911, sous ce titre: INAUGURATION CLAN-
DESTINE.
« Depuis deux ans, Louis-Auguste Blanqui, le mystique révolu-
tionnaire du siècle dernier, avait dans sa ville natale de Puget-
Théniers, un monument élevé à sa mémoire. Mais depuis deux ans,
ce monument était sous bâche, attendant une inauguration qui ne
venait pas. Ce que voyant, quelques habitants de Puget ont accompli,
dans une nuit de réveillon, la cérémonie qui tardait trop.
« Blanqui naquit, par hasard, à Puget-Théniers, en 1805, le
7 février. Il vécut très peu de temps dans la cité du haut Var.
Néanmoins, aux approches du centenaire de sa naissance,, les membres
de la section locale de la Ligue des Droits de l'Homme résolurent
d'élever à l'insurgé un monument. Un devis de 16.000 francs fut
présenté, accepté. Des listes de souscription circulèrent à travers
la France et réunirent les fonds nécessaires. Un sculpteur parisien,
M. Maillol, livra son oeuvre étrange qu'il intitula : La Vérité ou
l'Action enchaînée. Imaginez une femme solidement plantée, gran-
«5 8 LES BLANQUISTES
dront se grouper tous les hommes d'action et qui deviendra
un centre d'agitation, surtout pendant les premières années
qui suivront sa fondation.
Les blanquistes continuent à m.ontrer dans cette nouvelle
organisation leurs qualités de désintéressement et de dévoue-
ment à la classe populaire; mais les circonstances sont tout
à fait autres et le combat qu'il faut désormais livrer ne res-
semble plus à celui pour lequel la plupart d'entre eux avaient
été dressés, alors que le principal objectif de la lutte était le
renversement de l'Empire.
Au début, le Comité Révolutionnaire Central a été assez
fermé, suivant la tradition blanquiste. Mais insensiblement il
finit, sous l'influence de Vaillant, par devenir ouvert à tous,
comme les autres associations socialistes, ce qui aura pour
résultat de produire peu à peu un antagonisme latent entre
deur nature, dépourvue de tout voile, les mains liées derrière le dos,
faisant effort pour briser ses chaînes. Sur le piédestal, en médaillon,
le portrait de Louis-Auguste Blanqui, avec les dates: 1805-1881.
(( Il y a deux ans, on dressa cette statue sur la place de l'Eglise.
Des protestations éclatèrent. Il y eut, dans la petite sous-préfecture,
une vive agitation. Mais la paix revint bientôt. L'œuvre de Maillol
fut mise sous bâche et sous caisse, attendant le jour de l'inauguration
et les fonds pour solder les frais de la iête.
(( Le maire de Puget-Théniers déclara au Comité qu'il ne disposait
d'aucun crédit ; d'autre part, M. Clemenceau, admirateur de Blanqui,
expliqua qu'il ne pouvait, étant chef du gouvernement, présider la
cérémonie.
(( Depuis, du temps s'est écoulé, l'enthousiasme s'est fait patient,
les intempéries ont enfin endommagé la caisse protectrice.
(( L'autre nuit donc, quelques réveillonneurs décidèrent de se passer
de crédits, de ministre, de musique, de curieux. Ils démolirent simple-
ment les dernières planches, coupèrent les ficelles qui retenaient la
bâche et la nudité du bronze apparut aux étoiles. Le monument
Blanqui était inauguré. »
N'est-ce pas tout de même bizarre ? Ainsi, même après sa mort,
« l'Enfermé » devait encore être emprisonné, mais seulement en
effigie, cette fois. , _
LE COMITE REVOLUTIONNAIRE CENTRAL 1^9
les blanquistes de la vieille école et les nouveaux venus. Ce-
pendant aussi longtemps qu'Eudes est là, aucune dissension
sérieuse ne se produit.
Le Comité Révolutionnaire Central s'était assuré l'appui de
Rochefort et de V Intransigeant, qui était à cette époque le
journal le plus répandu dans les milieux ouvriers avancés et
ce journal devint en quelque sorte son bulletin officiel, jus-
qu'à ce qu'il eut à son entière disposition le Cri du Peuple et
L'Homme Libre. C'est grâce à cet appui qu'il réussi à faire
élire membres du Conseil municipal Vaillant au Père-Lachaise
en 1884 et, quelques années plus tard, Chauvière à Javel.
Le Comité ne manquera pas de prendre l'mitiative de tou-
tes les campagnes de propagande et ligues d'action qui lui
sembleront de nature à faire avancer la République, que ses
membres jugent encore, avec raison, beaucoup trop conser-
vatrice.
Aussitôt après la mort de Blanqui, il avait institué la a Li-
gue pour la suppression de l'armée permanente et son rem-
placement par une armée nationale sédentaire », et c'est en
son nom que Gambon présentera à la Chambre un projet de
loi tendant à l'abolition de l'armée permanente.
Au mois de décembre 1887, ce sont les formidables manifes-
tations organisées par le Comité Révolutionnaire Central, qui
entraînent d'autres groupes, sur la place de la Concorde,
manifestations qui sont conduites par Eudes et Vaillant, aux-
quels étaient venus se joindre Basly et Camélinat et qui em-
pêcheront la nomination à la présidence de la République de
Jules Ferry, que l'on dénonçait comme « l'homme du Ton-
kin ».
Ce jour-là, tous les hommes d'action du Comité étaient sur
pied avec des chefs désignés et acceptés qu'ils étaient dis-
posés à suivre jusqu'au bout avec le dévouement et la dis-
cipline des anciens groupes. Certains des chefs, Eudes no-
tamment, avaient pénétré dans l'Hôtel de Ville, prêts à donner
6o LES BLANQUISTES
leurs ordres à ceux qui les attendaient au dehors et, s'il y
avait lireu, à proclamer la Commune.
Malheureusement, l'année suivante, le 5 août 1888, alors
qu'il prononçait son allocution d'ouverture dans un grand
meeting organisé à la salle Favié par le Comité Révolution-
naire Central et VHomme Libre, à propos de la grève des ter-
rassiers, Eudes, qui avait été nommé président de la réunion
par acclamations, tomba mort subitement de la rupture d'un
anévrisme.
Rien de plus grand, certes, de plus noble, on pourrait dire
de plus enviable, que la mort de ce révolutionnaire, expirant
debout, en plein champ de bataille, à son poste de combat,
alors que ses derniers mots sont un appel à la solidarité hu-
maine, un cri de guerre contre la réaction bourgeoise.
On a trouvé à cette époque une tragique analogie entre la
mort d'Emile Eudes et celle de Blanqui.
Il semble, en effet, qu'une vie similaire, vouée au peuple
jusqu'à la plus entière abnégation, ait entraîné une fin iden-
tique- Certes, rien n'aurait pu être plus agréable à l'ancien dis-
ciple dévoué du « Vieux », s'il avait pu en avoir conscience,
que cette comparaison poursuivie jusqu'au bout avec
l'homme supérieur qui l'avait initié à la Révolution, l'avait
inspiré dans les circonstances graves et avait toujours été le
guide intérieur dirigeant ses actes.
Paris devait donc faire à Eudes, comme il avait fait huit
années auparavant à Blanqui, des funérailles dignes de lui,
dignes de la cause pour laquelle il avait lutté toute sa vie avec
tant de courage et de dévouement, pour laquelle il avait souf-
fert, pour laquelle il était mort. Aussi derrière ses amis, der-
rière les rédacteurs de VHomme Libre, qui était alors l'or-
gane des blanquistes, derrière les membres du Comité révo-
lutionnaire central et de tous les groupes socialistes du parti
de la Révolution, trouvera-t-on tous les terrassiers grévistes
pour lesquels il parlait quand la mort l'avait frappé, et aussi
les prolétaires, les pauvres et parias de la société, enfin tous
LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE CENTRAL 6l
ceux à qui il s'était donné tout entier et qu'il espérait rallier
un jour dans un effort suprême qui mît fin à leur misère.
Les anciens membres de la Commune et du Comité Cen-
tral présents à Paris, avaient immédiatement adressé, par
l'intermédiaire des journaux avancés, l'appel suivant à la
population parisienne :
Les soussignés, anciens membres de la Commune et du Co-
mité Central, font appel à taus les combattants de 1871, pour
venir avec eux, le mercredi 8 août, accompagner à sa dernière
demeure leur ami, leur collègue, le citoyen Eudes, mort en
parlant, en luttant pour la cause de la Commune et de la Révo-
lution.
B. Malon, Ch. Longuet, G. Arnold, IMartelet, E. Puget,
J. Allix, Ed. Vaillant, H. Champy, Viard, C. Dupont,
G. Lefrançais, R. Urbain, Henri Place, E. Gérardin.
Cet appel était suivi des adhésions des citoyens Félix Pyat,
Ostyn, Dereure, Régère, J.-B. Clément, Jourde et Etienne
Faure (de la Commune de Saint-Etienne).
Montaron, Feltesse et Rouillon, amis personnels et politi-
ques d'Emile Eudes, avaient été chargés par le Comité Révo-
lutionnaire Central de présider à l'organisation du cortège
funèbre et ils avaient fait former une haie mobile avec le
fort contingent des terrassiers grévistes, qui, avec leurs cos-
tumes pittoresques et leurs larges ceintures de laine rouge,
offraient un aspect des plus imposants. Tous les groupements
socialistes de Paris^ étaient venus avec leurs couronnes et
derrière eux venaient, porteurs de couronnes également, des
délégations de Lyon, de Saint-Amand, de Vierzon, de Gre-
noble, du Havre, de Nîmes, de Bruxelles, enfin de toutes
les villes où le Comité Central Révolutionnaire avait des
adhérents et des amis.
Le convoi partait à dix heures de la maison mortuaire,
sise 19, rue Réaumur, et dès neuf heures du matin, les arri-
vants affluaient de toutes parts, si bien que la rue ne tarda.
62 LES BLANQUISTES
pas à être encombrée de monde; bientôt, il en fut de même
de toutes les voies adjacentes. Cependant, grâce aux mesures
judicieusement prises par les organisateurs, le cortège s'était
formé et mis en marche dans le plus grand ordre; les comp-
tes rendus des journaux les plus modérés de l'époque sont là
pour l'attester. Il y avait donc tout lieu d'espérer qu'il en
serait ainsi jusqu'à la fin de cette manifestation à laquelle
prenaient part près de vingt mille citoyens qui venaient sim-
plement témoigner dans le plus grand calme leur sympathique
reconnaissance à la mémoire de celui qu'ils considéraient avec
raison comme un des plus vaillants défenseurs de la cause
du peuple.
Malheureusement le calme jusque-là si digne, qui avait fait
l'admiration de tous les gens présents à cette importante ma-
nifestation, n'allait pas tarder à être troublé par l'intervention
absolument injustifiée de la police, placée ce jour-là sous la
direction de l'ex-officier de paix à poigne de la brigade poli-
tique de l'Empire, le nommé Clément, dont la République du
4 Septembre avait fait un commissaire de police aux déléga-
tions judiciaires.
Dès l'arrivée du cortège à la place de la République, la po-
lice, inquiète sans doute de l'affluence de la foule qui allait
en augmentant de minute en minute, essaya avec sa brutalité
ordinaire de couper le cortège en deux, afin de pouvoir ensuite
le disperser.
Grâce à l'énergie des terrassiers grévistes qui formaient la
haie, elle n'y réussit pas et le cortège parvint à se reformer
sans trop de mal pour reprendre sa marche majestueuse et
calme vers le cimetière du Père-Lachaise, où l'ex-général de
la Commune devait être inhumé à quelques pas de la tombe de
son vénéré maître en Révolution, Auguste Blanqui.
Le cortège suivit le boulevard Voltaire sans incidents
d'abord; mais quand il arriva devant la mairie du XF arron-
dissement, les choses se gâtèrent tout à fait. La police vou-
lait sans doute prendre la revanche de son échec de la place
LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE CENTRAL 63'
de la République; car la foule qui ne s'était pourtant pas dé-
partie de son calme, fut violemment bousculée et frappée,
d'abord par les agents de police des brigades centrales, puis
par les charges à la baïonnette des gardes républicains et des
gendarmes, enfin par une charge de la Garde républicaine à
cheval qui fondit sur elle sabre au clair. Hommes, femmes,
enfants, tombèrent pêle-mêle et il y eut bon nombre d'assis-
tants inoffensifs écrasés ou blessés, dont quelques-uns assez
grièvement.
L'affluence des gens était telle que la tête du cortège en-
trait déjà dans la nécropole alors que les charges de la po-
lice continuaient sur la place Voltaire. Malgré tout, le plus
grand nombre de ceux qui formaient la queue du cortège réus-
sit quand même à gagner le Père-Lachaise.
Félix Pyat, au nom des anciens membres de la Commune,
puis Vaillant, Chauvière, Arnold, et le D'" Susini, rappelèrent
dans leurs discours la vie, toute de dévouement à la cause
populaire, du regretté Emile Eudes. Breuillé, au nom de la
famille, adressa ses remerciements émus à la foule pour la
sympathique manifestation faite en l'honneur de l'ancien chef
du parti blanquiste, et enfin Jaclard vint, comme délégué des
Révolutionnaires socialistes polonais, adresser quelques mots
d'adieu à celui dont il avait été Tami et le camarade de lutte
pendant les dernières années de l'Empire et pendant la Com-
mune.
On le voit, les prolétaires de Paris avaient tenu à prouver à
ce disciple de Blanqui, enlevé à l'âge de quarante-quatre ans,
alors qu'il pouvait encore rendre de grands services à la cause
de l'émancipation du prolétariat, qu'ils reconnaissaient, comme
elle le méritait, toute son existence de courage et de lutte.
Cette mort si inattendue eut un contre-coup fort regrettable
dans la bonne entente, et, conséquemment, le bon fonctionne-
ment du Comité révolutionnaire central.
Comme nous l'avons dit plus haut, le « général », ainsi
qu'on avait pris l'habitude de le dénommer depuis son com-
64 LES BLANQUISTES
mandement militaire sous la Commune, doublé de son vieil
ami Granger, était considérée par tous les vieux blanquistes
et par les nouvelles recrues que ces derniers avaient amenées,
comme le successeur du « Vieux )>,- c'est-à-dire comme le chef.
Bien que très résolu, il semblait de manières conciliantes,
sympathique à tous, si bien qu'une rupture avait toute chan-
ces d'être évitée tant qu'il était là.
Lui disparu, la situation ne tarde pas à changer et l'anta-
gonisme latent auquel nous avons fait allusion entre les deux
éléments qui composent maintenant le Comité Révolutionnaire
Central, se manifestera chaque fois que l'occasion se présen-
tera, en donnant lieu à des discussions de plus en plus aigres.
On ne retrouvera plus cette entente si cordiale entre ouvriers
et « bourgeois » qui avait fait la force des groupes blan-
quistes sous l'empire et la Commune révolutionnaire.
La mort d'Emile Eudes coïncidait en outre avec la période
boulangiste, et comme certains allaient au boulangisme en
haine de l'opportunisme et avec la conviction sincère qu'ils
dirigeraient le mouvement de façon à le faire servir à la
cause du prolétariat, l'antagonisme ira s'accentuant pour*
aboutir finalement à la scission.
L'élection législative complémentaire de la Seine, fixée au
2^ janvier 1889 fournira le premier prétexte de désaccord dans
le Comité. Le Comité national de la rue de Sèze avait, de
suite, mis en avant la candidature Boulanger, contre laquelle
les divers groupes républicains s'unirent et présentèrent la
candidature radicale de M. Jacques, président du Conseil gé-
néral de la Seine. De son côté, le Comité révolutionnaire
central, agissant de concert avec le Parti ouvrier français,
leur opposa la candidature socialiste, révolutionnaire, anti-
cadettiste et antiboulangiste de Boulé, ouvrier tailleur de
pierres. Grâce à la diversion faite par la candidature de
Boulé, qui n'avait aucune espèce de chance de réussite, au-
cun choc sérieux ne se produisit à ce moment dans le Comité
Central Révolutionnaire ; mais il s'en était fallu de bien peu.
LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE CENTRAL 65
Boulé obtint seulement 16.766 voix, tandis que le général Bou-
langer était élu par 244.070 voix, contre 162.520 données à
M. Jacques.
Aux élections générales du mois de Septembre 1889, les
choses allaient prendre une toute autre tournure au Comité
Révolutionnaire Central et la dissension latente qui couvait
depuis la mort d'Eudes va finir par éclater.
Voici le fait qui en fut le prétexte :
A une réunion du Comité dirigeant, où se trouvaient les
membres fondateurs et deux délégués par arrondissement des
comités adhérents, il fut proposé que Susini, dont la candida-
ture à Belleville avait été précédemment acceptée, la retirât
en faveur de celle de Rochefort. Deux tendances bien oppo-
sées se manifestèrent aussitôt : les uns se prononcèrent pour
le retrait de la candidature Susini, en invoquant de la recon-
naissance que le Comité devait avoir pour Rochefort qui
Tavait toujours soutenu dans son journal V Intransigeant, et
qui avait, à maintes reprises, rendu des services inapprécia-
bles à certains membres du Comité; les autres opinaient pour
le maintien de la candidature pour des considérations pure-
ment poHtiques et antiboulangistes. La discussion fut assez
animée et finalement le vote montra que les avis étaient égale-
ment partagés, puis que le scrutin donnait 28 voix pour le
maintien de la candidature Susini et 28 voix pour son re-
trait. Oranger et ses amis s'étaient énergiquement prononcés
pour le retrait de la candidature Susini en faveur de celle
de Rochefort, tandis que Vaillant et ses partisans avaient dé-
fendu la thèse contraire.
C'est à la suite de ce vote que Oranger envoya par lettre
sa démission de membre du Comité Révolutionnaire Central,
et son exemple fut bientôt suivi par plusieurs autres membres
des plus actifs, tels que Feltesse, Francard, Breuillé, Rouil-
lon, etc.
Voilà donc ainsi accomplie la rupture entre Oranger et
Vaillant qui, depuis la mort d'Emile Eudes étaient incontesta-
66 LES BLANQUISTES
blement les deux membres les plus influents du Comité. Cette
rupture s'était effectuée paisiblement, à la suite d'un vote,
émis d'une façon parlementaire, s'il nous est permis d'em-
ployer cette expression en la circonstance. Malheureusement,
comme on le verra, les choses ne devaient pas en rester là.
La première fois que les deux éléments vont se retrouver
en présence, peu de temps après cette scission, ce sera à l'oc-
casion de l'inauguration du buste d'Emile Eudes, par le sculp-
teur Tony Noël, au Père-Lachaise. Les uns et les autres arri-
veront séparément au rendez-vous fixé par les journaux, sui-
vis de leurs partisans respectifs. Quoique très froide, car on
n'y échangea aucune parole, en dehors des discours, la ren-
contre fut relativement courtoise et l'on se sépara sans inci-
dent regrettable.
Il en sera malheureusement tout différemment en mai 1890,
lorsque les blanquistes vont de nouveau se rencontrer encore
au cimetière du Père Lachaise, à l'occasion du pèlerinage an-
nuel que les fidèles de la Commune ne manquent pas de faire
le dimanche le plus proche du 28 mai, à la tombe de Blanqui
et au Mur des Fédérés.
Oranger et Ernest Roche avaient, on le sait, été élus dé-
putés aux élections de septembre 1889. Lorsqu'ils arrivèrent,
escortés de tous les anciens membres du Comité Révolution-
naire Central qui les avaient suivis dans leur démission, au
Mur des Fédérés, où se trouvaient déjà Vaillant entouré de
ses amis, ainsi qu'un assez bon nombre de possibilistes et
d'anarchistes, ils furent accueillis par des cris injurieux de :
Renégats ! Vendus ! Boulangistes ! tandis qu'on leur montrait
des poings et des bâtons menaçants. Une sérieuse bagarre s'en
suivit, au cours de laquelle Rouillon, un des plus chauds par-
tisans de Oranger, reçut sur la tête un violent coup de canne
plombée, dont il mourut peu de temps après.
Désormais le Comité révolutionnaire Central est à peu près
disloqué, et à dater de cette époque, il ne ressemblera plus en
rien à ce qu'il était au moment de sa fondation. Oranger et
LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE CENTRAL 67
ses amis se réunissent encore pendant les quelques années qui
ont suivi son élection, mais nous ne trouvons aucun acte im-
portant à signaler et leur efforts se borneront, en somme, à
tenter d'entretenir la tradition révolutionnaire aux banquets
commémoratifs du 18 mars et aux visites anniversaires au
Mur des Fédérés. Ils s'y rencontreront encore avec les mem-
bres du Comité restés groupés autour de Vaillant; mais heu-
reusement les faits déplorables qui s'étaient passés en mai
1890 ne se renouvelleront pas.
Cet état de choses durera jusqu'à la fin de la législature,
c'est-à-dire jusqu'en 1893, époque à laquelle Oranger ne se
représente pas à nouveau dans sa circonscription du XIX^
Oranger, à partir de ce moment, disparaît de la scène poli-
tique et peu à peu les amis, qui l'avaient suivi après la scission
de 1889, se trouvent dispersés d'abord, puis, finalement, tout
à fait isolés.
L'autre fraction du Comité Révolutionnaire Central qui
était demeurée avec Vaillant continue pendant assez long-
temps à se réunir et à agir.
En 1889, pendant que Oranger et Roche se faisaient élire
avec l'appui de Rochefort, le Comité Révolutionnaire Cen-
tral, alors sous l'influence exclusive de Vaillant, faisait élire
deux de ses membres. Baudin à Vierzon, et Lachize dans la
deuxième circonscription de Villefranche (Rhône).
L'action électorale du Comité Révolutionnaire Central s'ac-
centuera encore en 1893, car cette fois quatre de ses mem-
bres furent envoyés au Corps législatif :
Vaillant, pour la deuxième circonscription du XX* ;
Chauvière, pour la deuxième circonscription du XV*;
Walter, pour la deuxième circonscription de Saint-Denis ;
Baudin, réélu dans le Cher, à Vierzon.
En outre, Marcel Sembat qui, à ces mêmes élections, avait
été élu dans le quartier des Orandes Carrières, comme socia-
liste indépendant sur le programme de Millerand, donnera,
en 1895. son adhésion au groupement de Vaillant.
68 LES BLANQUISTES
Aux élections législatives de 1898, leur nombre va s'ac-
croître' encore, car en dehors de Chauvière, Sembat, Vaillant
et Walter, qui seront réélus dans leurs circonscriptions res-
pectives du département de la Seine, nous aurons à enregis-
trer l'élection de Maurice Allard à Draguignan et celle de
Létang dans l'Allier. Baudin, ne se représentant pas dans le
Cher, a pour successeur J. L. Breton, qui appartenait égale-
ment au Comité Révolutionnaire Central, depuis 1892.
Il faut encore ajouter à cette liste Coûtant, qui, élu déjà
en 1893, à Ivry, comme membre du Parti ouvrier, avait adhéré
dans le cours de la législature, au Comité Révolutionnaire Cen-
tral.
Le Comité révolutionnaire central qui avait jusqu'alors
conservé le titre de sa fondation, l'échange, à partir du
i" juillet 1898, pour celui de Parti Socialiste Révolutionnaire.
Il en informe les intéressés par l'avis suivant :
Jusqu'au i" juillet 1898, c'est par le nom de Comité révolution-
naire central qu'étaient désignés à la fois notre Parti et son
Comité central.
A cette date, a été prise la résolution suivante qui a modifié
le titre de notre organisation, sans toucher en rien à notre pro-
gramme et à notre tactique :
« Tous les comités et groupes du Comité révolutionnaire cen-
tral ayant été consultés, conformément aux prescriptions de son
règlement, il a été unanimement décidé que désormais l'organi-
sation générale du Parti prenait le nom de Parti Socialiste Révo-
lutionnaire, le nom de Comité révolutionnaire central désignant
exclusivement le comité général ou central du Parti, siégant à
Paris et formé par la délégation des Comités et Groupes. »
Il garde cette nouvelle appellation jusqu'en 1904-1905, épo-
que oii se formera le Parti unifié.
Depuis plusieurs années déjà la dénomination de « blan-
quistes », sous laquelle on avait longtemps désigné les mem-
bres du Comité Révolutionnaire Central, ne se comprenait
LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE CENTRAL 69
plus et le Comité lui-même n'avait plus dans ses dernières
années les mêmes raisons d'être que lors de sa fondation. Il
était donc, par cela même, appelé à disparaître ou à se mo-
difier, mais son organisation n'en avait pas moins été au
début une conception essentiellement blanquiste.
Il est assez difficile de prévoir quelle sera l'école socialiste
qui finira par assurer à tous les travailleurs la juste rémuné-
ration à laquelle ils ont droit, mais nous doutons fort qu'on
y arrive d'une façon pacifique et nous regrettons d'autant
plus la disparition du parti blanquiste, qu'élevé à l'école de
Blanqui, ayant lutté de longues années avec ses amis, nous
persistons, avec lui, avec eux, à^ penser qu'un millier de ré-
volutionnaires solidement organisés en vue de l'action seront
toujours nécessaires pour triompher de l'indécision de cen-
taines de mille de manifestants et les entraîner. La merveil-
leuse expédition des Mille de Garibaldi n'est-elîe pas une
preuve indéniable de cette assertion?
Le (( Vieux » devait avoir cette conception quand, en re-
prenant la lutte contre l'Empire à un moment de sa vie oti
son âge et ses souffrances lui auraient donné droit au repos,
il a su former autour de lui un vaillant état-major dont le dé-
sintéressement et le dévouement ont été son œuvre. Si dans
le siècle dernier il n'y a pas eu d'homme en France qui ait
été plus calomnié et plus martyrisé que Blanqui, on ne pour-
rait en citer aucun autre qui ait inspiré tant d'amitié et
excité tant d'enthousiasme révolutionnaire.
L'Histoire a déjà consacré la gloire du grand patriote ita-
lien. Espérons qu'elle ne tardera pas à montrer la même
équité envers le grand patriote et le grand révolutionnaire
français.
Et ce sera justice.
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.IMPRIMERIE COOPÉRATIVE OUVRIÈRE
VILLENEUVE-SAINT-GEORGES